Métaphysique montagnarde
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Claudio Morandini - Le chien, la neige, un pied [Traduit de l’italien par Laura Brignon – Anarchasis, 2017]
Article écrit pour Le Matricule des anges
« Des monstres plus minéraux qu’animaux », c’est ainsi que Claudio Morandini, dans un épilogue en guise de postface, décrit les ermites des montagnes. Des êtres dépenaillés, hiératiques, que l’on peut encore parfois croiser au détour d’un chemin dans quelque vallée perdue et décidément caillouteuse des Alpes, loin de toute ambiance bucolique. Comme s’ils pouvaient, par pur mimétisme, se confondre avec la roche qui les entoure.
C’est ce qui est arrivé à l’écrivain italien et ce qui l’a poussé à écrire ce roman subtil. Un drôle de type accompagné d’un chien galeux lui a jeté des cailloux pour l’éloigner. Encore qu’il soit difficile de ne pas trouver un peu superflue cette explication finale de texte. À quoi bon tout réduire à une petite anecdote, quand l’auteur démontre amplement qu’il n’en a nul besoin ? Car Le chien, la neige, un pied a d’abord l’autonomie d’une fable, dont tous les éléments sont à la fois définis et génériques : ce chien y est tous les chiens, cette neige toutes les neiges, et ce pied – quand bien même macabre, puisque c’est celui d’un mort – vaut pour tant d’autres pieds. D’ailleurs, le défunt propriétaire de ce pied n’est pas forcément celui que l’on croit ; du moins, pas celui qu’Adelmo Farandola, l’ermite de notre fable, s’imagine qu’il est. Mais il a la mémoire qui flanche et vit dans une brume où le temps s’effiloche et se retourne sur lui-même. Il n’est guère lucide, mais la lucidité, dans son monde, n’a pas cours. Passé et présent se confondent ; les temps lointains de la guerre – où il fallait fuir jusqu’au fond des grottes les plus étroites la menace des hommes armés qui prétendaient nous tuer – s’avachissent parfois de tout leur poids sur l’instant présent. Pris dans cette nature à la fois encaissée et trop grande pour l’homme, il se laisse aller au vertige : « Il a toujours aimé se pencher au-dessus des précipices et éprouver la sensation d’être soudain vidé que procure le vertige. Surtout, il aime sentit le vide qui s’ouvre devant lui écraser ses testicules, les sentir aspirées par ce gouffre d’air, par les lignes de fuite effarantes qui se précipitent vers les vallées. »
Tant ou plus que la décision de s’isoler de la rumeur du monde, l’ermite incarne un idéal d’affranchissement du temps, ou un aplanissement de celui-ci, dans une perpétuation du même, rythmé par la répétition inébranlable des saisons. Ce qui, dans un milieu austère et par nature hostile, prend une importance déterminante. Et de toutes les saisons, c’est bien entendu l’hiver qui règne en maître et assied son pouvoir, représenté par une dense couche de neige. Ainsi ne reste-t-il à Adelmo d’autre option que de se cloitrer des mois durant dans son très inconfortable chalet en grosses pierres qui, à quelques mètres près – n’était la sagesse ancienne de ceux qui le construisirent –, serait facilement emporté par une avalanche. Ce genre d’avalanche qui, précisément, fera surgir, une fois le printemps venu, ce pied sans vie, bleui de froid, émergeant de la glace. Un pied qui pourrait bien pousser notre ermite à rechercher un isolement encore plus drastique, jusqu’au point, peut-être, de non retour.
En attendant, Adelmo a rencontré un chien qui l’accompagnera tout l’hiver, enfermé avec lui entre quatre murs, partageant ses maigres et douteuses provisions, jusqu’à leur épuisement prématuré. Notre homme, c’était fatal, a fini par s’attacher à « ce bâtard ». Et lorsque le chien n’est pas là, « il sent mourir quelque chose en lui » et « l’espace de cette cuvette étroite s’étendre jusqu’à devenir un désert immense et sa personne rapetisser dans ce désert jusqu’à devenir une fourmi, un ver. » Comme dans les contes métaphysiques, l’homme et le chien ne cessent d’échanger. Leurs dialogues, vifs et concis, simulent la surdité mutuelle pour mieux s’envoyer des piques, des saillies qui font mouche. S’y résument les qualités de ce livre drôle et profond, dont la simplicité n’est qu’apparente.