Le titre du nouveau recueil de Claude Ber sonne comme un cri. Et c'en est effectivement un. Ce cri est celui de Louise, la grand-mère de la poète, donnant à sa petite fille une définition de la résistance, dans cet après-guerre douloureux où se mêlent encore pour elle les voix de René Char et celle de René Issaurat le père, dans le souvenir de leurs maquis.
Et le livre tout entier est un appel à résister aujourd'hui comme hier, à lutter contre tout ce qui brise le monde et les hommes, et contre ce qui les fait mourir. Contre tout ce qui nous fait errants d'un chaos sans nom, sans signification, et d'une rare violence.
« Pourquoi nous passons-nous la mort de mains en mains ? »
« Non, à toutes les formes d'asservissement, c'est non. De tous les côtés à la fois et en même temps, non. De n'importe quel côté, non. Là et là et là encore là non. La domination non. La mondialisation marchande non. Les nationalismes non. Les fanatismes religieux non. Les utopies meurtrières non. Les realpolitiks non. Je ne sais dire que non. Sans arrêt non. Avec si peu de oui à glisser dans l'interstice...
Finalement c'est non jusque dans la langue. »
IL Y A DES CHOSES QUE NON !
Mais le livre de Claude Ber peut aussi se lire comme une initiation, une traversée de l'horreur et du désespoir, un inventaire du chaos où nous nous débattons avec, au bout de ce non, la grandeur du oui au poème et du oui à l'amour !
Parcours initiatique où la résistance finale de la poète répond à la Résistance initiale de René Issaurat le père et du poète René Char, unis dans le même combat.
- « faisant histoire du poème et poème de l'histoire » « Le courage : leur legs. Que je reçois des yeux de l'un et des mots de l'autre ». partie 1 (le livre la table la lampe)
- « je marche avec, contre, à la suite ou à rebours des autres et de moi-même dans l'alerte de l'amour et le difficile du temps ». partie 7 (je marche)
Ce chemin commence par une « célébration de l'espèce », cette espèce humaine qui fait le jeu de la mort, qui sans cesse détruit la grandeur qui pourrait être la sienne. Qui préfère toujours, au bout du compte, la mort à l'amour.
« Le cœur de mon espèce est le charnier métaphysique de la mort.
Mais dans son cœur mon espèce ne cesse de pleurer sa mort et ses morts.
Telle est mon espèce qu'elle pleure les victimes et les morts dont elle remplit l'histoire de mon espèce.
Telle est mon espèce qu'elle célèbre la moelle de la vie dans l'os de la mort...
Ma malheureuse espèce affolée par la mort se jette follement au cou de la mort. Ma misérable espèce se meurt d'avoir nommé la mort. »
Douloureuse prise de conscience.
La deuxième étape est la traversée du drame algérien. « je ne sais l’Algérie que d'oreille »
« J'avais seulement compris qu'il fallait se méfier des pluriels. Les algériens, les pieds noirs, les hurons, les hommes, les femmes, les noirs, les juifs, les arabes, il fallait se méfier quand une phrase commençait ainsi. C'était comme une première règle de grammaire. »
Là encore, la parole du père a objecté que : « ce serait facile si on pouvait séparer les bons et les méchants une fois pour toutes, mais que c'était plus compliqué. »
Disant aussi se souvient-elle: « fais attention ma fille. Il faudra faire marcher ta cervelle. Les choses ne sont jamais simples. Il faut être vigilant. Veiller Bien. Et d'abord sur soi-même.
Une leçon difficile.
La troisième étape : « L'inachevé de soi » plonge dans l'intériorité :
Dire comment le monde nous fait et surtout comment il peut nous défaire. La destruction des corps, la destruction de la pensée. Le saccage de l'âme.
« Plus redoutable que le carnage des crocs la cupidité. L'aseptisé des usines à mort. L'inconsistance. Dans nos cerveaux vidés à la cuillère la chaîne de l'asservissement. Et le mutique du langage tordu sur lui-même comme une crampe. »
Devant la violence et la misère symbolique, quand le métier de vivre devient si difficile, quand « vivre n'est accordé que par intermittence. »
Quand « Parfois l'âme se déchire aux échardes de son nom »
Résister, résister, dire non....
Vient ensuite la nostalgie d'un temps où l'on pouvait lire Lucrèce et le faire résonner dans notre monde, « Lisant Lucrèce »
Cette partie travaille la perte de sens et de repères, quand « rien ne rassemble plus les fictions du multiple et notre multivers ».
« cet insensé du sens/conscience nue/ses miettes de briques/ tu l'entends/ questionnant/son bruitage de bouches sur le mutisme en fond/ sa tourbe sablonneuse/ tu l'entends/ murmurant ».
Quand il devient très difficile de vivre, et de comprendre.
Alors vient une sorte de constat final : « Nous tous tant que nous sommes »
« J'ai vu. Je
vois. Terrible
mais pas la vie
seulement nous
nous autres tant que nous sommes. »...
« Parfois la honte d'être humain, dit-elle. »
Résister, dire non. C'est le cri de Claude Ber.
Mais la grandeur de ce non, face à l'impuissance de la femme, revient à la langue. A la poésie et à cet extraordinaire espace de liberté qu'est la parole du poème, de son poème. C'est ce oui total à la poésie qui fait la force du texte dans la formidable puissance verbale de l'auteur.
Il faut dire les images, le souffle, le rythme, la musique de ce long poème. Toute cette « sorcellerie évocatoire » qui définit la poésie disait Baudelaire et qui nous laisse ici saisis, bouleversés et, curieusement requis dans un oui à la grandeur de vivre, et donc au combat, encore possible. Quand même !
C'est la grandeur de cette poésie, c'est la grandeur de l'art, que de parvenir à nous élever au-dessus de notre propre boue.
« Obstinément le poème » dit l'auteur.... « je n'ai vu que le poème et le courage faire pièce au terrible. C'est lui qui tranche les camps. »
« d'une certaine façon pour toujours j'en suis »
Il faut saluer dans ce livre la puissance du verbe poétique de Claude Ber.
Cette parole qui, à l'inverse du discours qui toujours s'épuise et se défait, nous remet au monde, parce que la parole poétique est une parole prise dans la chair.
On comprend donc qu'elle soit inséparable de l'amour.
Elle qui nous fait « aller au sens dans l'insensé ».
« il faut sac à dos pour un bivouac si précaire qu'est vivre. A ce déjeuner sur l'herbe d'une vie j'ai fait de poésie un plat de résistance qui peut sembler bourrative pitance, estouffa babi en patois alpin des Francs-Tireurs et que je traduis poésie égale maximum de sens sur minimum de surface
ration de survie pour des temps de disette mentale
sur la table de verre se sont scellées les lèvres à la parole
j'y demeure à l'ascendant
maison du ciel au répit des étoiles »....
Claudine Bohi
Claude Ber, Il y a des choses que non, Bruno Doucey éditions, 2017, 112 p., 14,50€ - lire un extrait de ce livre : (anthologie permanente) Claude Ber, "il y a des choses que non",