Le dernier roman d’Alessandro Baricco est un petit
miracle : un livre qui semble vous glisser entre les doigts, dont on peine
à rassembler les éléments disparates, et ceux-ci pourtant s’assemblent à la
perfection dans le mécanisme même qui devrait les dissoudre. Symboliquement –
et peut-être un peu plus que cela –, l’auteur qui, dans le roman, est en train
de l’écrire perd l’ordinateur où se trouve son manuscrit. Ce qui ne l’inquiète
pas vraiment : il en connaît des passages entiers de mémoire et sait qu’il
pourra reconstituer les autres sans grandes difficultés.
La Famille – préparez-vous : les majuscules abondent –
où arrive la Jeune Epouse qui donne son titre à l’ouvrage bénéficie ou souffre,
c’est selon, d’une extrême fantaisie. Celle-ci, qui peut aller jusqu’à passer
pour de la folie douce, sert à conjurer des peurs ancrées dans le passé et à
masquer des secrets qu’il est inutile de révéler. Sauf, à des moments cruciaux,
dans le cadre intime d’un bordel. Parmi les peurs, il y a la nuit, au cours de
laquelle les membres de la Famille sont toujours morts et qu’il s’agit
d’écarter autant que possible. La tradition de longs et copieux
petits-déjeuners est un des moyens mis en œuvre pour conquérir le jour et
ignorer la nuit. Mais le Père a décidé de rompre avec le charme maléfique et de
mourir le jour. Vaste programme, dont on verra comment il est mené à bien avec
la complicité de la Jeune Epouse.
« Lorsqu’on met de l’ordre dans le monde,
affirme le Père, on ne peut pas décider à quel rythme il vous laissera
faire. » En effet, les événements, voilés souvent par une ombre
mystérieuse, ne se laissent pas apprivoiser aisément. La Jeune Epouse qui,
malgré son nom, n’est pas mariée, attend, pour convoler, le retour du Fils.
Mais il ne donne guère de nouvelles, est considéré comme disparu. Ce qui
n’interdit pas de continuer à l’attendre. La Jeune Epouse est aussi, entre bien d’autres choses, le roman d’une attente
dont il faut combler la monotonie par des initiatives improvisées au fil des
jours. En général, avec l’apparence du plus grand désordre : « dans cette maison perturbée et dans
le secret de nos folles liturgies, harcelés comme nous l’étions par des
maladies poétiques, nous étions des personnages orphelins de toute
logique. »
Alessandro Baricco n’écrit jamais deux fois le
même livre. Il ne cesse, au contraire, d’explorer les chemins aventureux de la
création en se lançant des défis dont celui-ci n’est pas le moindre. Si le
lecteur se sent égaré pendant une bonne partie du récit, qu’il s’en
satisfasse : ce sentiment, puissamment porté par une écriture souveraine,
est celui qu’il convient de connaître avant d’être accueilli parmi la Famille.