Nathalie Bajos, Michèle Ferrand, « La contraception, levier réel ou symbolique de la domination masculine ? », Sciences Sociales et Santé, Vol . 22, n°3, 2004
L’apparition et la diffusion de la contraception médicale (pilule, stérilet), représentent un phénomène majeur de la modernisation des sociétés occidentales. Avec la législation de l’avortement en 1975, les femmes ont véritablement acquis la possibilité de refuser une maternité dont elles ne veulent pas, la loi leur reconnaissant l’autonomie entière de leur décision. Cette innovation, qui fait passer la reproduction physique sous le contrôle des femmes, a été largement interprétée comme une avancée importante, voire fondamentale, vers l’égalité entre les sexes, libérant les femmes d’un destin ancré dans le déterminisme biologique de la maternité. Ainsi, pour F. Héritier, la diffusion de la contraception médicalisée dans les pays occidentaux «a fourni le levier permettant aux femmes de soulever le poids de la domination masculine. Car la contraception agit au point même où s’est fondée et cristallisée cette domination (…), c’est-à-dire sur la période féconde féminine qui a été assujettie à la volonté des hommes (…) pour leur propre reproduction » (Héritier, Masculin/féminin, Dissoudre la hiérarchie, 2002).
Les deux auteures de l’article s’interrogent sur les limites de ce « pouvoir théorique de la contraception ». Elles montrent que la contraception médicale s’avère l’un des facteurs de la persistance de la domination masculine, mais sous des formes renouvelées. La contraception a ainsi contribué à redéfinir l’identité féminine en permettant le passage d’un modèle du « destin maternel » à un modèle beaucoup plus diversifié, se réclamant désormais des trois composantes que sont la maternité, l’épanouissement sexuel et l’investissement professionnel.
En libérant en grande partie les femmes de l’angoisse de la grossesse non souhaitée et en permettant une dissociation totale entre l’acte sexuel et la procréation, la contraception médicale (pilule et stérilet) place théoriquement les femmes dans une position équivalente à celle des hommes face aux risques pris dans les rapports sexuels. Se développe, dans le même temps, une norme contraceptive qui, enjoignant les femmes à ne pas avoir de rapports sexuels sans contraception, a profondément modifié les scénarios sexuels.
La contraception, et l’avortement en cas d’échec, en permettant aux femmes non seulement de choisir le nombre d’enfants qu’elles auront, mais surtout d’organiser le calendrier des naissances, a ainsi accompagné la construction d’une nouvelle identité féminine qui intègre désormais la dimension professionnelle
Mais la contraception est aussi contemporaine de l’émergence d’une nouvelle « norme procréative » tout aussi exigeante pour les femmes. Toute naissance se doit d’être désirée et programmée, mais le droit de choisir le moment d’être mère s’accompagne en même temps de la lourde responsabilité de faire ce choix. La composante professionnelle de l’identité féminine reste la plupart du temps reléguée au second plan dès qu’elle entre en concurrence avec la dimension maternelle. La concurrence entre carrière maternelle et carrière professionnelle se pose dans des termes différents selon les bénéfices que les femmes peuvent attendre de l’une ou de l’autre, ce qui explique la diversité des réactions face au dilemme « materner ou/et travailler ».
Tout se passe comme si la contraception, en permettant de n’envisager une maternité que si la grossesse est souhaitée, avait consacré l’idéologie de la responsabilité d’abord maternelle. L’enfant désiré, qui ne vient plus interrompre une carrière professionnelle, se doit d’être l’objet de toutes les attentions, et son élevage nécessite une grande disponibilité. Disponibilité qui se conjugue toujours au féminin, tant la complémentarité des rôles parentaux, calquée sur une division du travail entre les sexes qui renvoie à la « nature », reste de mise. Avec la contraception, le modèle de la mère disponible confirme celui de la bonne mère. Changent seulement les qualités dont elle se doit de faire preuve : un enfant bien élevé n’est pas seulement un enfant propre, bien nourri et en bonne santé, mais un enfant qui s’épanouit, qui réussit et qui est heureux. La ménagère efficace a laissé place à l’éducatrice présente, attentive et psychologue.
Pour l’instant même si plusieurs générations de femmes françaises se sont déjà largement approprié la contraception médicale, non seulement son apparition n’a pas déstabi- lisé la « valence différentielle des sexes », mais elle la renforce symboli- quement et matériellement au sens où elle contribue à souligner comme première la responsabilisation maternelle. Puisque tout enfant doit être désiré, les femmes se doivent d’être les meilleures des mères pour cet enfant qu’elles ont décidé de mettre au monde. Comme si la contraception avait permis le passage d’une « maternité sous contrainte » à celle d’une « maternité idéale », proposant « simplement » des « habits neufs » à un vieux modèle.
Il n’est, certes, pas question de nier ici le rôle de la contraception dans l’émancipation féminine ; elle a eu un effet indéniable sur la sexualité des femmes, même si de fortes résistances s’ancrent dans le maintien d’une sexualité féminine qui ne peut se déprendre de la maternité comme essence de la féminité accomplie ; elle a permis aux femmes de se penser comme des « actives continues » même si la conciliation du travail parental et professionnel reste toujours de leur seule responsabilité.
Par Frédérique