Pour un marxiste le mythe ne peut être conçu
seulement comme un rapport à l'être, mais commeun appel à faire. Le symbole ne renvoie pas à unêtre enveloppant en lequel nous vivons, nous nousmouvons et nous sommes. Il est le langage de l'exigence. Il nous révèle non une présence mais uneabsence, un manque, un vide qu 'il nous somme de
Ce troisième système de signalisation est essentiellement au sens le plus fort du mot :création continuée de l'homme par l'homme.
C'est en ce sens que le marxisme interprètecomme langage de l'existence et de la transcendance
les grands mythes de l'art comme de la religion.Ces mythes portent témoignage de la présence active, créatrice, de l'homme, dans un monde toujours
en naissance et en croissance. Chaque grande
oeuvre d'art est l'un de ces mythes. Ce qu'en eux,
de Cervantes à Cézanne, ou de Paul Klee à Brecht,
l'on appelle " déformation " du réel est en réalité
image mythique du réel.
Lorsqu'une nature morte de Cézanne ou une
oeuvre de Paul Klee, nous donne le sentiment d'un
équilibre prêt à se rompre et qui ne semble retenu
au bord de la catastrophe que par l'acte majeur de
l'homme, la composition de l'artiste, nous avons
là l'expression plastique de cette vérité inépuisable
que le réel n'est pas un donné amis fine tâche
à accomplir. Elle est un rappel ou un éveil de responsabilité,
un rappel de ce qu'est l'homme : un
créateur, et de ce qu'il peut. Tel est le sens de
l'axiome de Stendhal : " L a peinture n'est que de
Ainsi, au niveau du troisième système de signalisation,
au niveau du symbole, langage de l'exigence
et de l'absence, de la transcendance et de la
création, l'homme opère une conversion plus profondeencore que la précédente et le passage dupremier au deuxième système c'est-à-dire le passagedu vécu au concept exigeait une " décentration " de l'homme, l'abandon de la perspectivesensible et vécue, pour atteindre, avec le concept,une vision de plus en plus décentrée de l'univers :les images successives du monde données par Ptolémée,
par Copernic, par Einstein, nous fournissent
une illustration saisissante de cette
" décentration "opérée par la pensée scientifique.
Mais le passage du concept au symbole est plusexigeant encore : il est remise en question de tout ordre fini au sens d'achevé et conscience qu'il estsimplement fini par comparaison à l'infini . Il s'agit cette foisnous étions
d'une conversion au sens strict :
jusque-là, par les sens ou par les concepts,
tournés vers ce qui est déjà fait, le mythe nous
enjoint de nous tourner vers ce qui est à faire".Il
nous appelle à n'être pas seulement constructeurs
d'objets ou calculateurs de rapports, mais donateurs
de sens et créateurs d'avenir. Le symbole
exige ce décollement à l'égard de l'être, ce dépassement
de l'être dans le sens et dans la création.
Le troisième système de signalisation nous interdit
l'attachement obtus à ce qui est déjà. Définir le
mythe comme langage de la transcendance, ce n'est
point négation de la raison mais dépassement
dialectique dans une raison qui a conscience de se
transcender toujours elle-même avec les ordres
provisoires qu'elle a déjà constitués.
L'on s'étonnera peut-être de l'importance capitale
accordée dans ce livre au mythe dans la création
esthétique et dans l'expérience religieuse.
En lisant le mot mythe, il suffit de suivre la
pente coutumière pour confondre le mythique avec
l'irréel et le mythe avec la mythologie, l' un et
l'autre avec une fabulation arbitraire et puérile.
Sur quoi j'entends déjà l'intégriste catholique
[...] crier que l 'on offense sa foi. Pourtant, du père
Laberthonnière à Karl Barth, la théologie vivante
a permis de faire des distinctions nécessaires, et,
après Bultman, de montrer que la nécessaire
" démythisation" de l a foi ne pouvait conduire, ni à
la rejeter dans la mythologie en la confondant avec
les formes religieuses (culturelles ou institutionnelles)
qu'elle a pu revêtir, ni à exclure le mythe,
mais au contraire à en saisir la vraie nature. L a
mythologie c'est la déchéance dogmatique du
mythe comme le scientisme est la déchéance dogmatique
de la science. La mythologie c'est la prétention
de retenir seulement la lettre du mythe et
non pas son esprit, le matériel du symbole et non
sa signification. Antigone ne nous toucherait guère
si elle n'était qu'obstination à accomplir le rite des
funérailles de Polynice, et la résurrection du Christ
ne bouleverserait pas la vie des hommes depuis
deux millénaires s'il s'agissait d'un ; problème de
physiologie cellulaire ou de réanimation.
Le mythe, libéré de la mythologie, commence là
où le concept s'arrête, c'est-à-dire avec la connaissance
n'est pas reflet d'un être mais visée d'un acte. Aussi
ne s'exprime-t-il point par concepts mais par symboles.
Il est l'acte créateur saisi du dedans, par l'intention
qui l'anime. Cette connaissance, ce niveau
de connaissance, n'a pas pour objet l'universel
mais le personnel et le vécu. Elle donne sens à la
création et déclenche l'acte créateur. Elle est appel,
elle est acte, elle est personne ; Antigone, ou Hamlet,
ou Faust, ne peuvent se circonscrire en concepts,
mais seulement s'exprimer en un style de conduite
personnelle par une réactivation de l'initiative
Le mythe, en son sens le plus élevé, se situe donc
au niveau de la connaissance poétique et de la
décision responsable et libre de l'homme. A ce
niveau seulement, celui de la saisie de l'acte créateur
et du choix, l 'on peut à la fois instituer et
découvrir de la vie et de l'histoire. Car ce
sens on ne se contente pas de le découvrir comme
du sommet d'une montagne on découvre un paysage:
c'est tout un de ce sens par la connaissance
dans le mythe, comme savoir et comme responsabilité,
de parcourir par la connaissance de
l'histoire passée le panorama du développement
antérieur et de participer à la réalisation pratique,
militante, de cette signification. Dans le mythe se
révèle l'ordre, au double sens d'harmonie et de
Roger Garaudy
Suite du chapitre "Le marxisme et l'art" du livre "Marxisme du 20e siècle
Les illustrations de cet article proviennent du livre de Boris Rörhl "Philosophie marxiste et histoire de l'art", Ed du Croquant, 2016