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(Anthologie permanente) Nuno Júdice, "ainsi, / je mets Platon de côté"

Par Florence Trocmé

JudiceLa revue Nunc et les éditions de Corlevour publient Naviguer à vue, poèmes, de Nuno Júdice, traduit du portugais par Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann.
QUESTIONS ONTOLOGIQUES
Et maintenant, ici, écoutant un des concertos de
telemann, le numéro six, composé autour du
dix-huitième siècle, je me demande ce que l’on dira de ce poème,
quand on le lira dans un autre siècle, et
qu'on y entendra la musique de telemann, si
les deux ensemble, poème et concerto, parviennent jusque-là? Ce
que l'on percevra toujours, plus que le poème et
la musique, c'est le vent que 'j'ai entendu dans cette maison où je suis allé, il y a
quelques jours, pour arroser les arbres du jardin : le vent qui
emportait les feuilles, même celles des arbres que j avais plantés
au milieu des autres déjà là, et qui continuent de croître,
comme le poème et la musique qui vont crescendo à partir du rien
qui leur a donné forme. Ce vent me fait respirer l’odeur
chaude de la terre où l'herbe sèche cache les racines et
les trous — comme celui d'où avait surgi le lapin profitant
de la maison vide pour s'y cacher. Le lapin, au contraire
de la musique et du poème, dépend du vent pour survivre :
il suffit que celui-ci souffle du côté contraire à celui d’où viennent
les chasseurs pour qu'ils l'attrapent et le mettent dans
le réfrigérateur, sans que l'on arrive à savoir à qui la faute de sa
mort incombe : au vent qui a soufflé plus fort que le bruit des pas
de ceux qui l'ont tué. En cette soirée, cependant, le vent soufflait
comme il devait, et ce fut pour cela que le lapin se sauva quand la porte s’ouvrit
vers le jardin et le poème, avec la musique de telemann
en fond. Pendant un instant, avant que l’ eau commence
à courir entre les troncs et les arbustes, le jardin fut à lui seul
et aujourd'hui peut-être ce lapin est-il encore là, à côté de la porte,
attentif au bruit du souffle du vent, dans la direction
opposée au poème et à la musique, comme si le monde était
sans chasseurs.
/
PHILOSOPHIE CLASSIQUE
Pendant un certain temps, j'ai cru aux vertus de la doctrine
platonicienne. J'ai pu entrer à l'intérieur de la caverne et y voir
le destin des hommes, avec leur poids de connaissance et
d'ignorance. Les uns montaient le chemin des Idées, et beaucoup restaient
à mi-chemin, sans savoir ce qu'il y avait au bout ; les autres, ne pensaient pas,
et leur conversation portait sur le vide qui peut remplir
beaucoup de vies. Entre les uns et les autres, je n'ai pas choisi. Parce que penser
trop, si on y réfléchit, ne comblera jamais
notre ignorance définitive. Et pourquoi occulter les problèmes
comme si, un jour, nous ne les avions pas affrontés ? Ainsi,
je mets Platon de côté — et je sors de la caverne, amenant avec moi la procession
des chauve-souris, le moisi des profondeurs, et mon ombre.
/
LES CISEAUX DE VAN GOGH
(variante)
Dans la chambre où on enferma van gogh, il n'y avait
ni toile ni peinture pour qu'il peigne sa propre
oreille. Van gogh était assis face à un
miroir, il regardait son oreille et ne savait que
faire d'elle : s'il avait eu une toile et de la peinture, et si on lui avait
donné un pinceau, il aurait peint son oreille assise
sur une chaise en bois, avec le dossier peint en bleu
et l'assise en jaune. Mais sans avoir rien de tout cela,
van gogh regardait le miroir et l'oreille qui
grossissait dans sa tête, occupait le miroir intérieur,
lui couvrait le visage et lui demandait ce qui l'empêchait de voir quoique ce soit
autour de lui. Mors, van gogh commença
à chercher des solutions au problème
que l'oreille posait : s'il avait eu une toile, le pinceau
et la peinture, il aurait peint l'oreille assise sur la chaise, et
il l'aurait transformée en soleil, ou mieux, en tête
de tournesol. Peut-être à cause de cela, l'oreille commença
à chauffer, à devenir rouge sous l'effet de tant de chaleur, et van gogh
commença à sentir une braise à la place de l'oreille, et
craignit qu'elle lui entre à l'intérieur du cerveau
et mette le feu à toute sa tête. De fait, pensa van
gogh, si cette oreille continue ainsi je vais me retrouver sans tête,
et le pire, c'est que je ne sais que faire avec ma tête
en train de brûler en haut de mon corps, ni comment empêcher
que le feu se répande sur les rideaux, les draps, le
matelas, et la chambre elle-même. Ce fut alors que
van gogh attrapa les ciseaux et trouva la solution
que tout le monde peut voir sur l'autoportrait où il lui manque
une oreille.
Nuno Júdice, Naviguer à vue, poèmes traduit du portugais par Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann.Revue Nunc/Éditions de Corlevour, 2017,80 p., 15€, pp. 32, 37 et 62.
Nuno Júdice dans Poezibao : bio-bibliographie, ex. 1, ext. 2, ext. 3,


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