(Note de lecture), Pierre Dhainaut, "Un art des passages", par Philippe Fumery

Par Florence Trocmé


Un art des passages

« Ah !» ce mot qui est si peu, le haïku le profère, il s’étonne que la neige brille ou fonde…  écrit Pierre Dhainaut, ajoutant que le mot de l’exclamation, tous les poèmes ne le disent pas expressément, mais tous s’étonnent… (233).
Ainsi débute un étonnant « Autoportrait à l’alouette », texte figurant dans un nouveau livre, « Un art des passages », paru aux éditions l’Herbe qui tremble en mai de cette année 2017. Le livre offre des poèmes de Pierre Dhainaut et, plus nombreuses, des pages où il poursuit sa réflexion sur le poème, une manière de procéder qu’il suit de livre en livre : et désormais ils regroupent dans leurs dernières pages des notes, une phrase, un paragraphe, qui font le point sur ce qui vient d’être dit. (30).
Le livre offre une série conséquente de « mélanges » offerts à des poètes ou des peintres. La réflexion se poursuit, à propos de ces livres, comme si elle rebondissait sur ces pages savantes et sensibles, consacrées à Tzara, Bonnefoy, ou Max Alhau, Gérard Farasse ou Patricia Castex Menier.
La peinture est l’objet d’une admiration, depuis la découverte ancienne du Palais des Beaux-Arts de Lille, avec Ribera et Goya, ou le terrain de multiples collaborations. Mais la rencontre est capitale : Je pourrais dire que chacune de mes découvertes en poésie est inséparable d’une découverte aussi importante en peinture. (136)
Pour rendre compte de cet important recueil, et laisser au lecteur la pleine envie de s’y frayer un chemin, nous l’évoquerons sous la forme d’une suite de termes à l’enseigne de la lettre A, à l’invitation tacite du poète. Ce ne sera pas le début d’un encombrant dictionnaire, mais d’une série de planches pouvant former un herbier coloré et parfumé, après une abondante récolte. Il est d’ailleurs possible d’entrer dans ce livre au hasard des chapitres, selon les affinités propres au lecteur. Certains de ces vocables sont par ailleurs connus pour figurer dans le titre d’un recueil.
À – la lettre, la syllabe du seuil lorsque le livre comporte une dédicace. (244)
Suivent trois mots qui en sont peu encore, au statut variable et aux contours flous ; employés dans de nombreuses expressions courantes, ils amènent une idée de séparation ou de frontière ; Pierre Dhainaut en a fait des entités fortes, présentes, agissantes.
Au-dehors : ne dis plus « au-dehors », la nuit n’est la nuit que de ton côté tant que tu veux y pénétrer de force. (39) ; ce terme est connu pour avoir donné son titre à un précédent ouvrage : « Au-dehors, le secret ».
Avant : était-ce une chimère cette parole qui nous porte à l’avant des poèmes, à l’avant de nous-mêmes ? (205)
Ailleurs, et celui-ci prend place dès la première page, comme un avertissement : il ne faut pas se rendre ailleurs, le seuil s’invente ici. (11)
Sans doute l’évocation de Rimbaud y est pour beaucoup, avec ce vers splendide à la fin des « Illuminations » : Départ dans l’affection et le bruit neufs. (47)
D’autres mots se veulent plus légers.
Aérer : Rien n’autorise à écrire un poème encore, sinon l’espoir d’apprendre à l’aérer… (212) ; et gare à la privation : rien ne s’aère, rien ne s’évade / des signes secs, fébriles, se sont accumulés. (38)
Avril : ce mois de l’année est particulier pour Pierre Dhainaut, qui cite un romancier islandais, Jon Kalman Stefanson : Avril est un mot plein de lumière. Pierre Dhainaut avoue que pour lui tous les poèmes sont d’avril (244).
Alouette (et donc Autoportrait) : elle est la messagère de l’aube joyeuse. (234) découverte grâce à Shelley, dont les poèmes étaient étudiés en cours d’anglais : En chantant, tu montes toujours (235) ; l’oiseau merveilleux a le pouvoir de convertir l’invisible en lumière sonore. (233)

Des mots encore nous parlent d’ouverture.
Aube : Elle est annoncée par l’oiseau, grive ou alouette.
Augural : « Gratitude augurale » est le titre d’un chapitre, et celui d’un récent recueil, paru en 2015.
Appel : Je suivais un appel… (22) ; il (ce non qui semble initial) risquerait à son tour de nous lier, d’entraver l’appel. (44)
Tant que nous écrivons, nous faisons appel, certes, à tout ce que nous avons vu et entendu, ou lu, c’est-à-dire éprouvé… (61) ; les traces, ici, ne sont si évidentes que dans la mesure où elles n’ont pas réduit l’appel qui les a commandées. (63)
Accepter, acceptation (voire acquiescement, approbation) : Elle (la poésie) incarne ce mouvement qui vient du plus intime de nous-mêmes. À la négation, elle passe outre, comme à l’acceptation : aucun résultat ne la rassasie, ne la rassure. Son oui n’approuve qu’un autre oui. (47)
Pourquoi, dès lors, ne pas accepter ce que dit et redit la poésie. (27)
D’autres encore amènent l’idée d’un mouvement, d’un déplacement, voire d’une élévation, idée exempte de possession.
Accroître : le corps respire, il a tout le temps de s’accroître. (12)
Ajouter : Nous ne nous ajoutons pas au monde, nous en faisons partie, et les mots ne sont pas de trop, ils ne nous mettent pas à l’écart. (23)
Avancée : Les poèmes sont des avancées, ils n’ont de valeur que s’ils nous incitent, auteurs et lecteurs, à poursuivre. (31)
Cependant Pierre Dhainaut reste vigilant sur l’emploi de ces termes ; ils sont choisis, dès lors qu’ils concerneront le poème et tout ce qui peut le faire advenir, ou au contraire écartés quand il s’agira de l’auteur, avec tout ce qui lui donnerait trop d’importance. Ce mouvement réclame de l’humilité. (61)
D’autres existent en creux, sont laissés de côté, voués à l’oubli.
Aciérie : Mais le port derrière moi, les usines pétrochimiques, les hauts fourneaux, je les élude. (46)
Algérie : La grande épreuve de ma jeunesse… j’ai préféré résister grâce aux poèmes…  (44)
Certains vocables semblent absents, cette fois, comme « alliance », terme qui est entré dans le beau titre « Pluriel d’alliance », même si, à propos de Max Alhau, il est évoqué : Les pierres nues ne sont pas différentes, elles font « alliance » avec les arbres.  (74)
D’autres sont omniprésents dans ses recueils, et ce livre ne l’oublie pas. Ils semblent revêtus d’un pouvoir sur le poème. Ainsi des arbres, qui relient la terre aux vents, aux nuages, aux cieux. Ils portent des noms d’arbres du Nord : tremble, saule, frêne.
Arbre : Pierre Dhainaut cite Matisse : Pour parler d’un oiseau, suivons le conseil de Matisse selon qui, pour dessiner un arbre, « il faut monter avec lui » (235).
Christian Dotremont est encore cité, à qui un article est consacré et dont un logogramme illustre la couverture. Dotremont souhaitait s’exprimer spontanément, d’un jet, à la manière d’un arbre (188). Il a été fortement attiré par les pays de neige, comme la Laponie, les empreintes laissées sur la neige (192). Toute une forêt se dessine également à l’aide des hampes… ils ressemblent à des silhouettes de sapins. (197)
Alors que Dotremont est un artiste touffu tout flamme (187), plus loin dans le grand Nord, il y a les îles Féroé : Il ne pousse aucun arbre aux îles Féroé (240). Passée la stupeur de cette découverte, d’une telle malédiction, Pierre Dhainaut envisage cette phrase qui l’obsède comme un premier vers possible.
La réflexion de Pierre Dhainaut, d’abord sur la conception de ses propres poèmes, est comme vivifiée à la lecture des poètes, avec lesquels un échange durable existe. Les mots que nous avons ici regroupés se retrouvent et, d’une certaine manière, ils forment un des traits de l’auteur abordé. Ainsi pour Patricia Castex Menier : Elle n’en sera que plus fidèle aux appels du chant et de la poésie. (78) ; ou pour Gérard Bayo : Ce qui lui importe, ce n’est pas son œuvre, mais l’avancée de livre en livre…  (63). Évoquant la personnalité sensible et profonde de Nicolas Dieterlé : je suis (…) semblable à un arbre qui attend l’oiseau de la parole. (107) ; ou encore, pour Nicolas Dieterlé, c’est ne plus se soumettre à ce qui nous diminue, c’est l’invisible qui « accroît » le visible. Avec lui, nous avons à nous « alléger », nous avons à acquiescer. (111)
Un autoportrait se constitue sans bruit, au fil des pages, restituant le parcours en poésie d’un homme attentif, commencé sous « le signe ascendant » (24) ; et sans aucun doute, cet « art des passages » dessine sous nos yeux les contours d’un art poétique.
Pierre Dhainaut utilise fréquemment le conditionnel, sous une forme soutenue, il nous fournit ici un merveilleux exemple : J’aurais refusé la poésie, je me serais amoindri. (47)
D’avoir accueilli la poésie, celle qui nous est ici présentée, nous accroît.
Philippe Fumery

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L’Herbe qui tremble, 2017, 272 p., 19€
Une fiche sur l’auteur sur le site de l’éditeur L’Herbe qui tremble