Entretien avec Pierre Drogi, par Emmanuèle Jawad
À l’occasion de la parution de Fiction : la portée non mesurée de la parole (Éditions Passages d’encres, 2016), Ombre attachée – Anémomachia (Éditions Lanskine, 2016), Ombre attachée – à bouche sanglante (Éditions Lanskine, 2016)
Pierre Drogi : Comme tout un chacun, évidemment, j’ai une expérience personnelle de la lecture et de la découverte des jalons qui seront ceux « qui comptent ». J’ai sans doute rencontré la « fiction » hors des cadres et des étiquettes de manuel avec le Moyen Age, et son débordement sur la Renaissance avec Rabelais. Il s’agissait à la fois de la rencontre d’une langue, proche et différente en même temps de la nôtre dans le temps, l’ancien français, et d’une façon différente d’envisager le rapport de l’auteur et du lecteur au texte et le rapport entre auteur et lecteur.
Le baptême de cette perception d’une langue double ou différente d’elle-même dans l’espace ou le temps avait eu lieu encore en amont.
J’avais été confronté, durant mon enfance et mon adolescence lorraines, sans le parler mais en le découvrant à mesure que j’apprenais l’allemand, au francique mosellan, un « dialecte » de l’allemand, en fait une langue à part entière, considéré en Moselle comme un « patois » mais dont je découvrirais plus tard qu’il me donnait partiellement accès à la littérature allemande médiévale, voire à une compréhension superficielle du yiddisch (je me souviens d’avoir découvert cette proximité en allant voir Le Dibbuk à la cinémathèque).
Il manque peut-être au français, et à la littérature française quand elle se fige dans des canons, cette conscience de la différence au sein du même : les Français ont perdu le contact et la pratique de leur propre langue sous ces deux formes voisines que peuvent représenter une langue commune et sa variante ou réalisation régionale. On alterne voire on mêle facilement en Allemagne ces deux registres de la conversation que sont l’allemand « normé » et son cousin ou sa cousine, parallèles et familiers. Cette pratique permet de sentir au sein de la parole une distance, un mode d’appréhension à la fois différent et semblable de percevoir et de dire. La perception de cet écart, très tôt, a peut-être favorisé a posteriori une certaine hypersensibilité aux mots.
Rencontrer la langue et la littérature du Moyen Age m’a permis ensuite de découvrir cet autre régime de la fiction auquel je faisais allusion plus haut, dégagé du souci de réalisme, et plutôt préoccupé de ce que raconter veut dire que d’une description pure et simple d’un « réel » d’ailleurs toujours en fuite. Une fiction assumée comme telle et libératrice, éprise d’humanité « en acte ». Aussi « nominaliste » que « réaliste », devrais-je dire ! Et tenant les deux parts, dans leur distance, entre les choses et les mots.
Pour la fiction médiévale, « le plus réel » est la relation qu’instaurent les mots au moment de la lecture et cela exige du lecteur, du coup, une attention sans faille à la façon dont est dit ce qui est dit, au dire derrière le dit.
Quel serait l’« acte » de la fiction, demandes-tu ? On peut naturellement se reporter à mon livre pour obtenir une réponse circonstanciée. Je répondrai ici d’une manière biaisée mais peut-être la plus directe aussi, pour souligner l’enjeu que les Anciens (et les auteurs de la modernité qui ont perçu ce même enjeu) mettent à la lecture d’un livre. Par parenthèse je range Ducasse, Dostoïevski, Kafka ou Volodine à côté de Rabelais ou de Shakespeare parmi les véritables héritiers de cette façon de percevoir et surtout de pratiquer le livre – comme un éveil, un déconditionnement de notre usage univoque des mots, et pourquoi pas une possibilité de guérison. Le cas de Shakespeare naturellement est un peu différent du fait qu’il pratique un art de surcroît théâtral.
Un livre peut-il empêcher de devenir un assassin ?
Peut-être. Dans Crime et Châtiment, Dounia Raskolnikova et son frère Rodion franchissent tous deux la ligne qui sépare un homme d’un assassin, mais pas dans le même sens. L’une, en mesure de tuer et dans une situation de « légitime défense », jette le pistolet qui la protège. L’autre passe à l’acte que ses représentations – toutes les « pensées de l’araignée » ou « du souterrain » qui habitent pour Dostoïevski l’homme seul – lui ont dicté.
Tout l’enjeu de Crime et Châtiment tient à cela : dans quel sens franchir la ligne, depuis des pensées « du souterrain », obsessionnelles et égocentriques, vers l’effectuation du crime – ou dans l’autre sens, quand Dounia jette le pistolet, en ne tenant plus compte de sa vie ?
La fiction n’aiderait-elle pas chacun à s’extraire de sa pente naturelle d’« homme du souterrain », de ses « pensés de l’araignée », du narcissisme, du solipsisme, en le confrontant soudain à de l’altérité ? Voilà une hypothèse que la fiction elle-même semble prendre au sérieux. Hugo prétendait « mettre un procureur dans la peau d’un condamné à mort » pour abolir la peine de mort.
Quant au poème, également mentionné par ta question : inclus par moi sous le régime de cette fiction particulière, il définit très exactement cette « portée non mesurée de la parole » qui fait le titre du livre et la question de celui-ci. Parole adressée mais aveugle, qui ne sait rien de son sort, qui touche et tâtonne dans l’espoir d’une rencontre… ou d’une lecture, cette « courte éclaircie mortelle ».
Pierre Drogi : Il existe certainement un lien de type double-bind entre les poèmes et les essais.
Ce que tu dis me paraît vérifiable dans les deux sens : échos de la réflexion ou des textes commentés dans les poèmes, sous forme d’allusions ou parfois de citations, échos de la pratique poétique comme « expérience de la parole » dans les essais. Il n’est donc pas étonnant que des réminiscences de textes commentés trouvent place dans certains poèmes ou dialoguent avec eux et, réciproquement, que parfois une formule poétique trouve abri dans le livre d’essais pour approcher au mieux (au moins mal ?) l’expérience dont il s’agit de parler.
Mais ce lien ne situe pas du tout ces deux pratiques sur le même plan.
Les essais accompagnent depuis longtemps l’écriture poétique ; comme la traduction ils en sont une forme d’ombre ou de halo. Mais ils n’en sont pas le support. Ils ne la précèdent pas non plus comme intention. Ils ne la commentent pas. Ils n’en élucident pas directement l’intention ni la raison. Ils répondent ou tentent de répondre à des préoccupations liées à ce que je perçois comme le « vrai » et souterrain travail d’écriture, toujours « poétique » celui-là.
À l’égard de ce dernier, les essais n’en ont surtout pas le caractère achevé et d’une certaine façon « définitif ». Leur prose est toujours imparfaite, trouée, ouverte.
Ils opèrent un autre type de travail.
Ils poussent plus loin ce qu’on a entendu, ils risquent des hypothèses, ils tentent de se constituer en expériences : d’où l’emploi du mot « laboratoire ». Dans l’écriture de ces essais, j’ai tenté d’accompagner le lecteur afin de lui faire éprouver, par le commentaire en train de se faire, les mêmes expériences que j’avais éprouvées à la lecture des textes traversés. J’ai tenté de le rendre à cette perception particulière de la fiction dont il a été question plus haut.
À titre d’exemple, le chapitre II, « Du sein de la fiction », pourrait se lire comme une sorte de Tombeau, de long texte prosé « cherchant son acte ». À titre d’expérience de la lecture elle-même…
Pierre Drogi : La dimension dialogale est particulièrement importante dans ce livre en deux volets (diptyque ?) qu’est Ombre attachée. Ce dialogue peut s’envisager entre les deux parties de l’ensemble mais surtout à l’intérieur de chacun des poèmes qui se font littéralement l’écho de voix multiples. Et le titre lui-même indique comme une suture entre les deux moitiés.
Faut-il vraiment préciser, comme plus haut, que le solipsisme me paraît l’ennemi principal de la parole poétique, comme il l’est de l’humain en l’homme ?
Voici ce que j’en écrivais au moment de présenter les deux livres :
« Ombre attachée – Anémomachia, Ombre attachée – à bouche sanglante : avers et revers, livres attachés dos à dos ?
Ombre attachée exprime le lien entre les deux livres. C’est un terme technique emprunté aux peintres, mais il peut évoquer les ombres torturées des enfers, ou ce dessin de Goya intitulé « Qui nous délivrera ? »…
Chacun des deux volumes peut apparaître comme l’ombre attachée de l’autre, dans une sorte de réversibilité, même si la lecture s’opère de l’un à l’autre comme une traversée vers une aurore ou une éclaircie de parole.
Dans le premier, luttes, conflits, sur mer, sur terre et dans les airs, mais aussi à l’intérieur de l’esprit scindé : anémomachia – combat des souffles, guerre des vents, soubresauts de la conscience prise dans les courants contraires ; dévoration, flots de boue et de sang, beauté ensanglantée, bonté absente. L’esprit peut-il flotter sur les eaux ?
Dans le second, on articule à s’en ensanglanter la bouche, à moins qu’on ne vous ait préalablement mis en condition et tabassé pour vous extorquer parole ? Et pourtant quelque chose, dans l’articulation des mots, lie encore les hommes. Parole invoquée comme une arche, quand bien même elle serait aussi barque funéraire.
Quel est son efficace ? Quelle est sa force ? Se pourrait-il qu’une parole « articulée avec douceur » puisse, selon les mots de Jean-Baptiste Para dans La Faim des ombres, « briser des os » ? »
Horch, « Écoute », est donc l’invitation fondamentale, audible au cœur de l’ensemble.
Des références peut-être plus nombreuses ou concentrées, peut-être plus liées entre elles que dans d’autres livres, dessinent un arrière-plan qu’on pourrait croire emprunté à l’Antiquité et à la Renaissance, une façon de faire résonner dans plusieurs sens et à travers plusieurs dimensions la question de la guerre. Une façon de tisser la parole et de laisser voir cette texture.
Si la mort et la folie rôdent, comme à l’époque de Rabelais, la fiction offre cette hypothèse qu’elle pourrait guérir nos représentations.
Je souhaiterais dire un mot, au moment de conclure cet entretien, à propos de Christiane Tricoit décédée tout récemment. Elle a été l’éditrice du volume Fiction : la portée non mesurée de la parole. C’est son soutien généreux qui me permet de parler ici à la fois des deux aspects de mon travail que sont l’écriture d’essais et l’écriture de poèmes, et de montrer qu’une réflexion sur la lecture accompagnait et doublait depuis longtemps le travail d’écriture. Sans elle, sans son insistance, jamais ces essais n’auraient pu accompagner visiblement les poèmes en trouvant possiblement des lecteurs. Je lui exprime ici encore, avec émotion, ma reconnaissance.
Tu vois que j’en reviens par là à ta deuxième question : les essais incitent à lire, à traverser des textes pour y éprouver l’expérience de notre humanité lisante, à fleur de relation, à fleur de fiction, en essayant à travers eux d’indiquer un sens, d’établir une direction : par eux on cherche la boussole ; les poèmes incitent pour leur part à avoir déjà lu et ingéré les mots, pour les voir rebondir et se mesurer avec tout ce qui n’a pas été lu mais éprouvé ou « vécu », tout ce qui aussi leur échappe. Il faut des milliers de sensations et d’émotions pour faire un vers, disait à peu près Rilke ; des milliers de mots lus ou entendus aussi. Il faut ensuite s’engager à travers. Tel pourrait être l’aspect « laboratoire » que tu mentionnais ; mais j’entends aussi dans ce dernier mot l’écho du labor intus, travail intérieur évoqué par des arts poétiques médiévaux.
C’est dire d’une certaine façon que les essais ne sont pas indispensables, que j’aurais pu me passer de leur publication, qu’on peut se passer de leur lecture, mais que très certainement ils aideraient à comprendre dans quelle direction les poèmes lisent mes lectures et tâchent de les mettre à l’œuvre.