Le point de départ du marxisme [...]
c'est l'acte créateur de l'homme. C'est aussi son point d'arrivée : faire de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur, un «poète».
Pichette. Le Poète blessé. Hommage à
Guillaume Apollinaire. 1947. In La
peinture abstraite et l'oeuvre de James Pichette
de Roger Garaudy
Dans cette perspective humaniste le mythe se situe au niveau de l'acte créateur de l'homme : ni en dessus, ni en dessous. Pas plus que nous ne croyons avec Berkeley que la nature soit le langage symbolique qu'un esprit infini parle aux esprits finis, pas plus que nous ne croyons, avec Cassirer, que le mythe soit l'Odyssée de la conscience de Dieu, avec Gusdorf qu'il soit plongée et réintégration métaphysique dans la réalité, ou avec Duméry qu'il soit un « tact » de valeurs préexistantes, pas davantage nous ne pensons avec Jung que l’« archétype » ou « l'image primordiale » soit lamatrice de l'idée. Le mythe n'est ni un ancrage dans le sacré, ni un ancrage dans une nature originaire. S 'il est le langage de la transcendance, cette transcendance ne peut être pensée en termes d'extériorité ni de présence s ni transcendance d'en haut d'un Dieu, ni transcendance d'en bas d'une nature donnée toute faite. Le mythe n'est pas participation mais création. Le mythe, chez Marx, n'est pas comme chez Freud une traduction même sublimée du désir, mais un moment du travail. Différence fondamentale, car le désirprolonge la nature alors que le travail latranscende. Faire du travail la matrice du mythe, comme d'ailleurs de toute culturepar opposition à la nature, nous permet déjà de tracer une ligne de démarcation entre le symbole onirique et le symbole mythique. Le premier est expression ou traduction
du désir, le second est un moment de la création continuée de l'homme par l'homme, sous forme poétique, prophétique, militante, mais toujours prospective. Ainsi est écartée la confusion entre le mythe proprement dit et ce que l 'on appelle faussement de ce nom : si le mythe est ce moment du travail par lequel l’émergence de l'homme s'affirme avec cette dimension nouvelle de l'être : l'efficace du futur,l'on ne saurait appeler mythe ce qui est simple survivance du passé, la raison paresseuse et dépassée de l'allégorie ou des fables étiologiques. Pas davantage ce qui est simple reproduction ou conservation du présent par une idée-force, par une image qui devient norme de conduite. Ce stéréotype social, démultiplié par la propagande ou la publicité, est illusion et aliénation. Il tend non à promouvoir l'histoire mais au contraire à l'arrêter en donnant seulement un visage au désir ; et en laissant l'homme tourner en rond, dans le cercle fermé de l'instinct. Les variantes en sont nombreuses depuis la propagande hitlérienne de la race, ou l'érotisme comme moyen de publicité, jusqu'à cet ersatz dégradé du héros mythique que constitue « l'idole », offrant à la jeunesse l'illusion compensatrice d'une vie aliénée, d'une vie par procuration grâce à l'inflation du mythe : Soraya pour Bérénice, Brigitte Bardot pour Aphrodite... Il est des mythes qui ne nous servent à rien ou qui nous desservent. Ils ne mènent nulle part. Il en est d'autres qui nous orientent vers le centre créateur de nous-mêmes, qui sons ouvrent des horizons toujours neufs et nous aident à franchir nos limites. Mythes clos ou mythes « ouverts » qui sont en vérité les seuls mythes authentiques. Nous réserverons le nom de mythe à tout récit symbolique rappelant l'homme à sa vérité d'être créateur, c'est-à-dire défini d'abord par l'avenir qu'il invente, et non par le passé de l'espèce qui simplement le pousse par l'instinct et le désir. De tels mythes ne sont pas nécessairement des produits d'une mentalité primitive. Il y a des mythes contemporains de la raison. Le mythe est, dès le départ, langage de la transcendance et sous sa forme la plus humble : de la transcendance de l'homme par rapport à l a nature. Il implique un double arrachement au donné : à la nature extérieure et à notre propre nature. […]
Marx nous invitait à expliquer ainsi la fascination durable, à travers les siècles, des grands mythes de la Grèce, comme exprimant l'enfance saine de l'homme, se refusant à définir la réalité par la seule « ananké » de l'ordre existant dans la nature ou la société, qu'il s'agisse de Prométhée, d'Icare, d'Antigone ou de Pygmalion. Dans chaque grand mythe, qu'il soit poétique ou religieux, l'homme ressaisit sa propre transcendance par rapport à tout ordre donné. Et cela à partir de cette dimension spécifiquement humaine du travail : la présence du futur comme levain du présent. Comment, dans cette perspective, concevoir le rapport du mythe avec le temps ? Ce ne peut pas être à la manière de Mircea Eliade qui, dans ses essais sur le symbolisme magico-religieux, évoque ce qu'il appelle les « techniques de la sortie du temps » dans les mythes indiens. Le propre des grands mythes connue « ouverture vers la transcendance » est plus maîtrisedu temps que sortiedu temps. « Le grand temps » du mythe permet à l'homme de revivre le matin du monde : le moment de la création, de ne pas se saisir seulement comme un fragment du cosmos, pris dans le tissu de ses lois, mais comme capable de le transcender, d'intervenir comme créateur. Prométhée ou Antigone, tout comme d'ailleurs les prophètes d'Israël ou les récits évangéliques, nous disent qu'un nouveau départ est possible, que je puis recommencer ma vie et changer le monde. C'est ce qu'il y a de plus précieux dans, ce «pouvoir d'interpellation » du mythe, comme dit M. Ricoeur. L'on ne peut ici opposer le Kérygme et le mythe. Le mythe est nécessairement le langage du Kérygme. Lorsque Bultmann, dans Le Christianisme primitif s'efforce de cerner le message essentiel du Christ, il montre qu'à l a différence de la conception grecque du « cosmos » dont l'homme est un fragment et un moment, le Christ vient révéler à chacun que le présent n'est pas ce maillon nécessaire entre le passé-et l'avenir dans la trame d'un destin, mais que « le présent est le temps de la décision ». La transcendance c'est la possibilité d'un commencement absolu. Dans une perspective catholique, au colloque de Salzbourg, le père Karl Rahner.très proche en cela de Bultmann, définissait le christianisme comme « religion de l'avenir absolu ». Si j'essaye de déchiffrer ce langage de Bultman ou de Rahner en marxiste, c'est-à-dire en homme qui pense que la transcendance n'est pas un attribut de Dieu mais une dimension de l'homme, je découvre en chaque mythe le rappel de cette transcendance, et l'appel, adressé à l'homme, d'exercer son pouvoir d'initiative historique. Le sens de l'histoire est né avec le premier homme, avec le premier travail, avec le premier projet. Ce sens s'enrichit de tous les projets des hommes. Il demeure toujours une tâche à accomplir
et une création. C'est ce qui distingue la conception marxiste de l'histoire de celle de Hegel pour qui le sens de l'histoire finale est déjà présent dès le départ, toute l'histoire humaine étant transformée ainsi en une fausse histoire, n'étant plus que la quête plus ou moins consciente de cet achèvement. Le mythe n'est donc pas technique d'une sortie de l'histoire mais a u contraire rappel de ce qui est spécifiquement historique dans l'histoire : l'acte d'initiative humaine. Aristote l'a suggéré dans sa Poétique (1440 b et 1453 a) à propos de la tragédie : la tragédie n'est pas l'imitation de n'importe quelle action mais d'une action qui est en même temps un paradigme et qui porte en elle sa propre temporalité (1450 b). (Peut-être est-ce là le contraire même de ce qu'il est convenu d'appeler « le nouveau roman ». Mais c'est une autre question.) Le héros mystique est celui qui prend conscience d'une question posée à l'homme par une situation historique, qui en découvre le sens humain (c'est-à-dire dépassant la situation) et dont l a victoire ou l'échec même constituent pour nous un éveil de responsabilité pour la solution des problèmes de notre temps ; il en est ainsi d'Hector ou d'Ulysse, comme de Pantagruel, de Don Quichotte, de Faust ou de Jean-Christophe. Il n'est donc pas possible de dire, comme te fait Freud dans Totem et Tabou, que la mythologie est au groupe ce que le rêve est à l'individu : le rêve n'est que traduction d'une réalité préexistante, le mythe est u n appel à franchir nos limites ; il est ce que Baudelaire disait de l'oeuvre de Delacroix:
« une pédagogie de l a grandeur ». (Pléiade, 1117). M. Ricoeur a tenté de restituer à la conception de Freud une dimension nouvelle, prospective, une tension vers l'avenir, par sa théorie dialectique de l'interprétation, dont les pôles opposés sont, dit-il, « l'archéologie et la téléologie » (p. 476), interprétations tournées l'une vers la résurgence des significations archaïques, l'autre vers l'émergence de figures anticipatrices de notre aventure spirituelle (p. 498). Mais si généreuse que soit la tentative de retrouver chez Freud, au moins sous forme latente, au-delà des analyses régressives, le mouvement progressif et prospectif de la Phénoménologie de l'espritde Hegel, nous nous heurtons aux limites réelles du naturalisme de Freud, et M.Ricoeur en donne lui-même la formule la plus significative lorsque, faisant le bilan de sa double interprétation, il écrit : « C'est avec des images issues d u désir émondé que nous figurons nos idéaux. » (p. 479). Tant que l'on cherchera dans le désir, et non dans le travail, la matrice du mythe, l 'on ne pourra en effet dépasser ce point de vue. C'est méconnaître, à mon sens, la spécificité du symbole mythique par rapport au symbole onirique. M. Ricoeur, tout en soutenant la thèse de l'unité fonctionnelle du rêve et de la création (499), souligne il est vrai que l'oeuvre d'art n'est pas la simple projection des conflits de l'artiste. Il dégage au moins deux différences : l'oeuvre d'art est un rêve qui véhicule des valeurs sociales, et elle exige la médiation du travail d'artisan. La différence ne se limite pas à cela ; il n'y a pas unité fonctionnelle entre le rêve et la création. Dans la création le travail n'intervient pas comme un moment second, sous la seule forme du travail d'artisan. Le travail a le rôle premier et constitutif dans la genèse du mythe qui en est un moment. Le travail animal est sur le simple prolongement du désir et des besoins de l'espèce, mais ce qui caractérise le travail spécifiquement humain, c'est l'émergence du projet, la création d'un modèlequi devient la loi de l'action. Ce qui constitue la spécificité du symbole mythique, par rapport au symbole onirique, c'est précisément cette émergence d u modèle. Lorsque Lévi-Strauss écrit que « l'objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction » et lorsqu'il ajoute « peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l'oeuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique », il n'y a qu'un mot qui me gêne dans sa définition ! c'est le mot « logique»,
car cela suggère que le modèle est réductible au concept, alors que le « muthos » est irréductible au «logos ». Mais, sous cette réserve, Lévi-Strauss a eu le mérite de souligner l'unité fonctionnelle du mythe et de l'hypothèse scientifique dans la notion de « modèle » qui les inclut tous les deux. Dans les conclusions de son beau livre sur Les Dieux de la Grèce,André Bonnard situe à leur juste place les créations d'Homère, d'Hésiode ou d'Eschyle : « Le poète, dit-il , n'invente pas, il n'a aucun droit d'inventer de toutes pièces les histoires divines. Il ne faut pas dire cependant qu'il n'invente rien. Il invente à la façon dont le savant formule une hypothèse. Il imagine pour rendre compte avec exactitude de la réalité telle qu'il la saisit. » (p. 159). Hector ou Oedipe Roi, comme les histoires des dieux, sont des interrogations sur le sens que l'homme peut découvrir ou donner à sa vie. Pas seulement une expressionde ce qu'il estmais une interrogation sur ce qu'il peut et une exigence d'aller au-delà. La psychanalyse a épuisé sa vertu lorsqu'elle nous conduit à la conscience de soi, alors que le mythe est créateur de soi. C'est pourquoi d'ailleurs le mythe est aussi irréductible à la phénoménologie de Hegel qu'à la psychanalyse de Freud. Le « modèle » mythique, même si l'on peut découvrir une certaine unité fonctionnelle entre lui et l'hypothèse scientifique, est un modèle dont laspécificité est définie par sonlangage. Avoir méconnu cette spécificité du mythe est, à mon sens, ce qui impose une limite à l'esthétique de Hegel comme à sa philosophie de la religion. Le privilège exclusif accordé au concept qui, dans le savoir absolu, rendra l'homme et son histoire à la fois parfaitement transparents et achevés, conduit à ne faire de la religion et de l'art que des modes de connaissance inférieurs, disant en images ce que la philosophie traduira sans résidu aucun en concepts. A condition de distinguer le mythe de l'allégorie qui a précisément un rôle illustratif et non créateur ou interpellateur, ce que nous dit le mythe par symboles ne peut pas être réduit à un récit par concepts. Cette différence est fondamentale. Pavlov distinguait un premier système de signalisation constitué par des excitants sensoriels, le signal n'étant ici que la partie pour le tout, comme la fumée pour le feu. Il appelait deuxième système de signalisation le langage constitué par des mots, et qui parvient à son achèvement dans le concept. Nous pourrions, après le signal et le mot, appeler le symbole le « troisième système de signalisation ». Ce troisième système de signalisation exprime lui aussi une forme de la relation dé l'homme au monde. Il implique u n enrichissement de la conception du réel : la réalité ce n'est pas seulement une nature donnée, avec sa nécessité propre, son « ananké»,
c'est aussi cette seconde nature créée par l'homme, par la technique et l'art, et c'est aussi tout ce qui n'existe pas encore, l'horizon toujours mouvant du possible humain. A SUIVRE Roger Garaudy. Marxisme du 20ème siècle Chapitre Le marxisme et l'art