(Carte blanche) à Alain Lance, "Bon anniversaire, Poesiealbum ! "

Par Florence Trocmé

Bon anniversaire, Poesiealbum !


Poesiealbum
désigne en allemand un cahier relié où l’on recopie ses poèmes ou ceux que l’on apprécie, d’auteurs célèbres ou inconnus. Apparue vers la fin du XVIème siècle dans les classes éduquées, cette pratique connut son apogée au dix-neuvième siècle puis fut généralement déconsidérée comme « kitsch ».
C’est intentionnellement, et en opposition à cette image, que le poète Bernd Jentzsch et le lecteur Klaus Dieter Sommer ont créé en 1967 la collection portant ce nom, publiée aux éditions Neues Leben, en République Démocratique Allemande.
Il s’agissait de faire connaître à un large public le patrimoine poétique allemand et international, en privilégiant bien sûr les poètes « prolétariens et révolutionnaires ». Chaque mois paraissait un cahier de 32 pages (format 12,5x21,5), couverture en couleur, tiré à 10.000 exemplaires et vendu dans les kiosques à journaux et librairies de la RDA. Pour la somme modique de 90 pfennig, ce qui correspondait à peu près au prix d’un pain.
Le premier numéro présentait un choix de poèmes de Bertolt Brecht. On trouve ensuite, à côté de quelques poètes est-allemands «dans la ligne », des auteurs nettement plus rebelles comme Kurt Bartsch, Richard Leising ou Volker Braun, des classiques comme Heine, Hölderlin, Klopstock, Brentano, Goethe, mais aussi Ernst Stadler, Erich Fried, Paul Celan, Karl Kraus, Frank Wedekind, Hans Magnus Enzensberger et puis, traduits en allemand, Sándor Weöres, Marina Tsvetaïeva, Robert Desnos, Paul Eluard, René Char, Rafael Alberti, William Carlos Williams, César Vallejo et plusieurs autres.
Bernd Jentzsch n’avait pas toujours la tâche facile, confronté à la vigilance idéologique de l’éditeur. Mais il arrivait quand même que …Et permettez-moi de citer ici un extrait de cette Lettre de Berlin que j’avais publiée dans le numéro 40 d’action poétique (1er trimestre 1969) : « Si les répercussions du 21 août ont été ressenties un peu partout (suspensions de publication, remaniements de dernière minute, etc.) le hasard a quand même réalisé une de ces opérations diaboliques dont il a le secret. Quelques heures avant cette nuit où les troupes fraternelles franchissaient la frontière tchécoslovaque, les éditions Neues Leben sortaient un petit recueil de poèmes de Reiner Kunze, le numéro 11 de la collection Poesialbum. Pour apprécier tout le sel de l’affaire, il faut savoir que Kunze, retiré depuis quelques années dans une petite ville de province, est l’un des connaisseurs de la nouvelle poésie tchèque et slovaque. Et si l’on précise que son dernier recueil est précédé de quelques mots de présentation de Milan Kundera (l’auteur de La Plaisanterie s’est fait ici une solide réputation de contre-révolutionnaire), on appréciera cette merveilleuse réussite de hasard objectif. Poesiealbum étant diffusé par le réseau des kiosques, il était difficile d’en suspendre la vente sans attirer l’attention. On a donc laissé faire, en évoquant le moins possible le fatidique numéro 11 de la collection. C’était le premier titre de Kunze paru en RDA depuis longtemps. »
On se souviendra aussi qu’en 1975 le numéro 89 présentait des poèmes de Thomas Brasch, alors qu’il avait été incarcéré deux mois et demi quelques années plus tôt pour avoir distribué des tracts protestant contre l’intervention des pays du Pacte de Varsovie pour mettre un terme au Printemps de Prague.
De 1975 à 1983, un accord est passé avec les éditions Damnitz de Munich, qui éditent la revue de gauche kürbiskern : quatre numéros par an du Poesiealbum sont publiés à l’Ouest sous le titre Zeitgedichte.
À l’automne 1976, alors qu’il donne un concert à Cologne, le chansonnier Wolf Biermann est privé de sa citoyenneté de RDA par le pouvoir de Berlin-Est. Un groupe d’écrivains parmi les plus importants du pays (Stephan Hermlin, Christa Wolf, Heiner Müller, Franz Fühmann, Sarah Kirsch, Volker Braun, Günter Kunert…) adresse une protestation publique aux autorités, en vain. Bernd Jentzsch, qui se trouve alors en Suisse, décide de rester à l’Ouest.
Le poète Richard Pietrass est alors chargé de la collection pendant deux ans, avant de devoir à son tour quitter les éditions Neues Leben. Dorothea Oehme, qui lui succède, dirigera la série jusqu’à l’été 1990, lors de l’unification allemande. Le numéro 275, consacré à August von Platen, un contemporain de Heine, est imprimé mais non diffusé. Après quelques tentatives de faire renaître Poesiealbum, ce sont les éditions Märkischer Verlag Wilhelmshorst, installées dans le Brandebourg, qui reprennent le flambeau. Six numéros par an, un tirage plus modeste (mille exemplaires), mais un prix encore abordable. Richard Pietrass, également traducteur de Seamus Heaney et de Tomas Tranströmer, a assuré la direction de plusieurs dizaines de cahiers, où il a notamment publié Nelly Sachs, Rose Ausländer et Peter Rühmkorf. Les plus récents numéros sont consacrés à Sarah Kirsch (330) et Reinhard Bernhof (331)
On peut voir ici toutes les couvertures de la revue