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la violence aux yeux crevés

Par Jmlire

la violence aux yeux crevés" Dans un certain sens, la révolte, chez Nietzsche, aboutit encore à l'exaltation du mal. La différence est que le mal n'est plus alors une revanche. Il est accepté comme l'une des faces possibles du bien et, plus certainement encore, comme une fatalité. Il est donc pris pour être dépassé et, pour ainsi dire, comme un remède. dans l'esprit de Nietzsche, il s'agissait seulement du fier consentement de l'âme devant ce qu'elle ne peut éviter. On connaît pourtant sa postérité et quelle politique devait s'autoriser de celui qui se disait le dernier Allemand antipolitique. Il imaginait des tyrans artistes. Mais la tyrannie est plus naturelle que l'art aux médiocres. " Plutôt César Borgia, que Parsifal !" s'écriait-il. Il a eu et César et Borgia mais privés de l'aristocratie du cœur qu'il attribuait aux grands individus de la Renaissance. Quand il demandait que l'individu s'inclinât devant l'éternité de l'espèce et s'abîmât dans le grand cycle du temps, on a fait de la race un cas particulier de l'espèce et on a plié l'individu devant ce dieu sordide. la vie dont il parlait avec crainte et tremblement a été dégradée en une biologie à l'usage domestique. Une race de seigneurs incultes ânonnant la volonté de puissance a pris enfin à son compte la "difformité antisémite" qu'il n'a cessé de mépriser.

Il avait cru au courage uni à l'intelligence, et c'est là ce qu'il appelait la force. On a tourné, en son nom, le courage contre l'intelligence ; et cette vertu qui fut véritablement la sienne s'est ainsi transformée en son contraire : la violence aux yeux crevés. Il avait confondu liberté et solitude, selon la loi d'un esprit fier. Sa "solitude profonde de midi et de minuit" s'est pourtant perdue dans la foule mécanisée qui a fini par déferler sur l'Europe. Défenseur du goût classique, de l'ironie, de la frugale impertinence, aristocrate qui a su dire que l'aristocratie consiste à pratiquer la vertu sans se demander pourquoi, et qu'il faut douter d'un homme qui aurait besoin de raisons pour rester honnête, fou de droiture ("cette droiture devenue un instinct, une passion"), serviteur obstiné de cette "équité suprême de la suprême intelligence qui a pour ennemi mortel le fanatisme", son propre pays, trente-trois ans après sa mort, l'a érigé en instituteur de mensonge et de violence et a rendu haïssables des notions et des vertus que son sacrifice avait faites admirables. Dans l'histoire de l'intelligence, exception faite pour Marx, l'aventure de Nietzsche n'a pas d'équivalent ; nous n'aurons jamais fini de réparer l'injustice qui lui a été faite. On connaît sans doute des philosophies qui ont été traduites, et trahies, dans l'histoire. Mais, jusqu'à Nietzsche et au national-socialisme, il était sans exemple qu'une pensée tout entière éclairée par la noblesse et les déchirements d'une âme exceptionnelle ait été illustrée aux yeux du monde par une parade de mensonges, et par l'affreux entassement des cadavres concentrationnaires. La prédication de la surhumanité aboutissant à la fabrique méthodique des sous-hommes, voilà le fait qui doit sans doute être dénoncé, mais qui demande aussi à être interprété. Si l'aboutissement dernier du grand mouvement de révolte du XIXè et du XXè siècle devait être cet impitoyable asservissement, ne faudrait-il pas tourner alors le dos à la révolte et reprendre le cri désespéré de Nietzsche à son époque : " Ma conscience et la vôtre ne sont plus une même conscience" ?

Albert Camus : extrait de " L'homme révolté", Gallimard, 1951

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