« Rien sur terre ne ressemble à l'amour inaperçu d'une enfant retirée dans l'ombre ; cet amour est si désintéressé, si humble, si soumis, si attentif et si passionné que jamais il ne pourra être égalé par l'amour fait de désir et malgré tout exigeant, d'une femme épanouie. »Le début de la lettre de l’inconnue qui donne son titre à l’intense nouvelle de Stefan Zweig instaure une esth-éthique exigeante : celle d’un amour ancillaire, qui se sacrifie dans une quête de sublime pureté.
La sainteté de la condition féminine
Dévouée tout entière à l’amour d’un écrivain qui ne l’a jamais remarquée, malgré l’enfant qu’il lui a laissé, cette inconnue vit, de manière métaphorique, le même destin que nombre de saintes catholiques. À l’image de L’Extase de sainte Thérèse du Bernin, elle semble trouver du plaisir dans le culte de la souffrance.Souffrance qui, au lieu de ramener à la chair, élève, transcende le corps, déploie ses ailes dans les sphères idéales. Le style de la lettre brille d’un feu éthéré, propre de toute combustion organique. La passion qui brûle son cœur et anime sa plume donne un sens supérieur à un corps qui s’est oublié.Renversement paradoxal, qui naît de l’intériorisation de la culpabilité : puisque cette femme n’a jamais obtenu de réelle attention de l’homme qu’elle a adoré, elle a accepté cet amour impossible, solitaire, inconnu, et l’a érigé en étendard de son existence. Dans une relation typiquement sadomasochiste d’elle-même à elle-même, elle a fait de son malheur la source de son bonheur. Encore faut-il préciser ce bonheur : il n’a pas pour nourriture le sel d’un quotidien partagé avec l’être aimé, mais le mépris fougueux de sa condition actuelle. Il ne vit pas, il rêve. Et s’autodétruit dans une quête mystique.
La littérature à l’écoute
Aussi magnifique soit le chant du cygne de cette inconnue, Zweig n’en fait pas un emblème de la condition féminine. La sainteté, aussi belle soit-elle, n’est que le fruit de la marginalisation des femmes par des hommes imbus de leur pouvoir.Par conséquent, des failles crevassent çà et là le discours lyrique de la lettre, entre lesquelles on devine l’existence misérable qu’a menée cette femme. Repérer ces failles, observer leurs béances et imaginer les douleurs qu’elles ont pu causer – sans verser dans une sociologie de façade –, voilà ce que pourrait être l’idéal littéraire de Zweig.D’autant que l’écrivain autrichien met en abyme sa profession dans la nouvelle. R., l’homme adoré par l’inconnue, n’est rien autre qu’un grand écrivain, qui passe son temps à dévorer des lignes de journaux. Mais la figure qu’il présente constitue un repoussoir pour Zweig : R. est l’anti-écrivain, celui qui ne se préoccupe que de l’information factuelle, qui s’en gave jusqu’à l’obésité, à l’instar des quantités de journaux qu’il épluche avant de lire la lettre, et qui ne prête pas attention aux détails qui font son monde.Si Zweig n’attribue pas une quelconque « mission » sociale ou morale à la littérature, en pratique il la dote d’un formidable appareil perceptif. Les signes de faiblesse l’importent plus que les étalages de puissance. Car, au beau milieu des effusions sentimentalo-mystiques, se niche un discret mais poignant appel à l’aide, qu’il appartient au vrai écrivain-psychologue d’interpréter : « Je veux te révéler toute ma vie, cette vie qui véritablement n'a commencé que du jour où je t'ai connu. Auparavant, elle n'était que trouble et confusion, et mon souvenir ne s'y replongeait jamais; une sorte de cave ou la poussière et les toiles d'araignée recouvrent des objets et des êtres aux vagues contours et dont le cœur ne sait plus rien. »
Lettre d’une inconnue, de Stefan Zweig, 1922Maxime