Les éditions P.O.L. publient Discorde de Jacques Dupin, dans une édition établie par Jean Frémon, Nicolas Pesquès et Dominique Viart.
Éteinte dans sa tombée
une phrase épanouie
frissonne dans l'aléa
des copeaux qui se dispersent
l'armature du tonneau
se tend à crever la panse
du gueux assoiffé de mots
l'intérieur du vin ouvert
comme un théâtre de consonnes
tangue dans les vertèbres
le hoquet est sublimé
par la secousse de l'air
sous la voûte du cellier
il reste à jeter au feu
les douelles du tonneau
et la griffe du poème
/
N'ayant rien à dire
étant sous le charme
je partage
l'accablement du mûrier
couvert de mouches qui parlent
l'idiome
des lointains carbonisés
étant sous le charme
de la vibration d'un peuple
de guêpes
avant de tomber dans l'assiette de l'air
sur une lèvre éclatée
Je suis revenu
par le sentier des falaises
tordant le mouchoir heurtant
le caillou
riant sous le manteau pour éparpiller
la parole
avant d'être à la fin le mort dans la lettre
et la lettre dans la mort
/
Il eût suffi d'une voix
pour respirer le chaos
il eût suffi d'aguerrir
le porte-à-faux sous la misère
pour inverser le balancier
solstice conquis et perdu
d'un cri de plomb
s'évadent les notes claires
ravissement d'un rapt ouvert
l'étincelle du martinet
rase la peau de l'étang
je suis prisonnier du fond
dont je n'ai jamais touché
la fermeture ni l'ossement
je sens que s'étire en moi
la plasticité de la boue
et l'ogresse tentacule
qui ensevelit
Jacques Dupin, Discorde, trois poèmes de La Mèche (2012), éditions P.O.L., 2017, 240 p., 23€, pp. 185 à 187.
Présentation du livre sur le site de l'éditeur :
" Ce livre rassemble les textes de Jacques Dupin demeurés dispersés, parus en revue ou en éditions limitées, parfois envoyés à des amis, et ses tout derniers écrits.
Tout au long de sa vie d'écrivain, Jacques Dupin avait coutume de publier ses poèmes en revue, puis de les reprendre dans des ouvrages à tirage restreint, accompagnés d'interventions d'artistes amis, avant de les regrouper enfin dans les recueils qu'il destinait à ses éditeurs principaux : Gallimard de 1963 à 1982 puis P.O.L. à partir de 1986. Certains toutefois n'ont pas trouvé l'ensemble qui les aurait accueillis, ou n'y ont été intégrés qu'au prix de modifications substantielles.
Ce recueil, qui embrasse toute la carrière poétique de l'auteur, depuis ses tout premiers textes jusqu'aux derniers, s'ouvre sur un document essentiel : la première lettre adressée, en 1948, par Jacques Dupin à René Char, qui préfaça quelques années plus tard le premier recueil du poète, Cendrier du voyage, repris ici même in extenso (cette lettre, exemplaire, est jointe au présent argumentaire). Prélude d'une longue amitié, cette lettre, récemment communiquée par Marie-Claude Char à Christine Dupin, est une page tournée vers l'oeuvre à venir.
La suite des textes s'organise de manière chronologique et respecte l'année de parution de chaque poème. On y trouve les premiers textes publiés en revue : " Comment dire ? ", dans Empédocle, en 1949, les poèmes accueillis dans les Cahiers d'art et dans la revue italienne Botteghe oscure au cours des années 50. Armande Ponge, fille de Francis Ponge, a transmis la correspondance entre son père et Jacques Dupin à Gérard Farasse, qui en a préparé l'édition avant de disparaître. A deux reprises, Jacques Dupin joint des poèmes à sa lettre. La plupart sont repris dans Cendrier de voyage ou dans Gravir. Mais quatre d'entre eux demeurent inédits, ils ont trouvé place dans ce recueil.
Les autres textes sont plus récents, postérieurs pour la plupart aux années 90 ou contemporains des dernières années du poète. Les tous derniers ont un statut un peu particulier. Adressés à Francis Cohen par un Jacques Dupin éprouvé, dans le cadre d'une correspondance dont ils étaient convenus, ce sont les ultimes écrits du poète, sa dernière salutation. Ils n'en appartiennent pas moins à son oeuvre.
Ce livre devait avoir un titre. Discorde est celui choisi par Jacques Dupin pour un volume tiré à 36 exemplaires, paru en 2011 avec une peinture de Jan Voss, qui figure intégralement dans le présent recueil. Le terme apparaît également à l'orée de l'oeuvre, dans " Comment dire ? " : " Le chaos extérieur s'accordait à la discorde du coeur, qui lui renvoyait son reflet. Tiraillements et tourbillons s'effaçaient dans une indifférence au pire ".
Il était naturel que Discorde nomme cet ensemble : c'est déjà, et c'est encore la voix de Jacques Dupin que nous entendons dans ce mot. "