Philippe di Meo : Soulignons tout d’abord qu’il y a donc continuité éditoriale. Le Galaté au bois d’Andrea Zanzotto, à ce jour épuisé, venait de paraître chez Arcane 17, la Quinzaine littéraire en avait donné un compte rendu très fin signé rien moins que par Michel David, l’auteur de : La Psicoanalisi nella letteratura italiana, ouvrage malheureusement non traduit à ce jour en français. Aussi ne fut-il pas difficile de "persuader" Maurice Nadeau qui s’était, si j’ose dire, persuadé lui-même par sa lecture de ce même recueil et par l’autorité du Directeur du Centre d’Études Italiennes le plus prestigieux de France, celui de Grenoble. Comme tout échange avec Maurice Nadeau, nos conversations portaient l’empreinte d’une cordialité enjouée où la pointe désopilante emboîtait le pas à bien des fulgurances. Pour l’anecdote, je me souviens l’avoir fait rire en rappelant que certaine partie de la critique entendait, faute de mieux, ranger l’œuvre d’Andrea Zanzotto sous l’étiquette "maniériste" fourre-tout.
Ph. D.M. : Dans la présentation des auteurs italiens que j’ai eu la chance de proposer et de pouvoir traduire, il m’a semblé utile d’aller toujours au-delà de l’hagiographie ou de la plate paraphrase "gendelettres", fût-elle élégante. Vous dites "essais" à bon droit, car mon modèle est italien. Chez nos voisins, une présentation doit constituer un viatique de l’œuvre présentée. L’œuvre doit donc être décrite, analysée au plus près et située dans son contexte culturel, d’abord, dans l’histoire du genre où elle évolue, ensuite. Pour un poète de cette envergure, fortement novateur, cette opération était au reste un préalable à la traduction, aux choix que cet exercice ardu suppose : définir le ton, le registre lexical, l’articulation des styles appartenant à des registres dissemblables et à des âges irréductibles, à des langues différentes, avec une forte présence du français, de l’allemand, de l’anglais et, çà et là, de latin, de grec. On y trouve même du serbo-croate, pour ne rien dire du dialecte haut-trévisan ou de celui de la ville de Venise – comme dans La Veillée (épuisé à ce jour).
Enfin, cette volonté de rendre compte de la recherche poétique d’Andrea Zanzotto dit l’attrait que sa poésie suscite. Que veut-elle dire ? Car le lecteur de poésie a été rarement confronté à un appareillage de vers aussi éloquent capable d’associer, à partir de La Beauté (1968) des styles issus de traditions stylistiques hétérogènes. Même si les figures qui commandent cette vaste dérive au sein du corpus entier de la poésie occidentale à travers l’italienne est posé dès Vocatif (1957), notamment par les figures de l’"azur" du "très riche nihil", du "fuisse" (avoir été, en latin). Figures qui se métamorphoseront dans le couple singulier Hölderlin-Tallemant des Réaux dans l’Élégie en petèl (ce langage onomatopéique des mères avec leur bébé) de La Beauté. L’Hölderlin de la fin, celui qui signe Scardanelli ses brefs poèmes campés au bord du mutisme.
Dès Vocatif, Zanzotto opte pour une narration poétique non linéaire mais conçue par moments-crise dont le lecteur reconstitue le contexte d’indice en indice. Pourquoi ? Parce que la vérité du dire, de l’affect, est visée. Parce qu’il faut malgré tout parler. Ce besoin est si impérieux que sous le titre de Vocatif, comme en filigrane, on peut lire aussi le latin vi coactus, la formule notariale d’un écrit rédigé sous la contrainte.
Mû par un tel désir, le poète n’ignore pas que le langage, le langage écrit davantage encore, menace de se figer en stéréotypies délétères qui réitérées finissent par prendre le pas sur la signification
En ce sens, dès Vocatif Zanzotto ne peut pas ne pas réfléchir aux pouvoir du langage et à ses impasses, aussi entreprend-il d’entamer une véritable critique du langage. Critique qui équivaut paradoxalement à son exaltation car il puise à de nombreux styles et lexiques sans vouloir pleinement s’identifier à aucun d’entre eux.
Dans un état proche de la prostration, il perçoit le vide du ciel, arraché à la métaphysique pour être reconduit à une pure perception physique oculaire, celle de la pure abstraction d’un "azur" sans consistance, profondeur ni sens. "Azur" lui-même bientôt assimilé à un "très riche nihil". Car dans le vide du ciel, physique répétons-le, toutes sortes d’événements météorologiques surviennent : nuages, orages, tempêtes, éclaircies, grêles. Comme la dureté déserte d’un pur "azur" ces mêmes événements, réels et métaphoriques, autorisent la vie. D’où le paradoxe d’un "azur" mué en "très riche nihil", son inverse imprévisible.
Notons la nomination paradoxale – une nomination indirecte – de "très riche nihil" pour désigner le foisonnement, le fourmillement du vécu. Conséquence logique de ces riches intuitions, l’expression devra comporter certain déficit narratif contrebalancé par une suggestion symbolique d’autant plus forte qu’elle sera suggérée. Au lecteur responsabilisé d’associer les indices épars patents aux suggestions symboliques latentes.
À la même époque, tout à sa réflexion sur le langage, Zanzotto enregistre l’érosion des langues à travers le dialecte de sa région natale disparaissant à petit feu. N’évoque-t-il pas des "gens" "désormais sans dialecte" dans Vocatif ?
Nous avons, donc, d’un côté une défiance vis-à-vis du signifiant, du dire, de l’autre, une conscience de l’historicité des langues et donc de leur caractère transitoire. Dans cette optique, chercher à donner des "mots plus purs" à la "tribu" s’avère vain dans la mesure où toute langue s’effacera pour en engendrer une autre.
L’héritage de tradition pétrarquiste est mis à mal par cette découverte dans son projet d’élaboration d’une langue idéale, et idéalisée, voulue soustraite à l’histoire et jouée sur un petit nombre de figures à infiniment combiner pour l’éternité.
Aussi, dès Vocatif Zanzotto élargit sa palette, incluant des termes scientifiques, techniques, des latinismes abrupts, des langues étrangères et même un écrit brut relevé sur un "mur de campagne", comme dans le poème intitulé Entretien.
Cependant, la visée du sublime héritée de la tradition pétrarquiste continue à opérer comme registre apaisant et nécessaire face à l’album des horreurs proposées par l’histoire, matérialisée dans Vocatif par les souvenirs de la Résistance et du nazisme. C’est pourquoi, loin d’être effacé le registre pétrarquiste s’avèrera simplement régionalisé dès La Beauté ; il n’est cependant plus la totalité mais simplement une composante nécessaire de l’expression poétique : la postulation impérieuse ici et maintenant d’un au-delà de l’histoire, d’une autre histoire, malheureusement non avérée. Le registre monolinguistique composera avec le plurilinguisme (1) dont il devient une composante.
Dans sa logique interne, le moment pertinent de cette poésie deviendra alors celui de l’articulation. Le texte poétique ne sera plus conçu comme un tissu statique et linéaire mais comme un véritable cadastre de parcelles langagières de dimensions et sens différents. Je développe, comme vous le soulignez si bien, ce thème dans le numéro 58 de la revue Nu(e) entièrement consacré à la reconnaissance critique de l’œuvre du poète de Vénétie (211 p.) auquel je me permets de renvoyer les lecteurs intéressés. Le très beau poème d’ouverture du recueil Idiome (José Corti, 2006) intitulé Les articles de G.M.O. est, parmi beaucoup d‘autres, un bon exemple de cette façon de faire.
Plus tard, en 1978, dans Le Galaté au bois (épuisé à ce jour), Zanzotto symbolisera graphiquement pareille articulation par un "[ ]", des parenthèses carrées dépourvues de points de suspension envisagées non comme une suspension, il est important de le noter, mais comme une conjonction. More vacuum. Une conjonction supposant une coupure. Dans le champ de la prose, Carlo Emilio Gadda exaltait lui aussi une composition par "passages (tratti)", dont toute son œuvre témoigne. Donc, une composition brisée mais unitaire.
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R.N. : Peut-on dire à la lecture de Vocatif (1957) que déjà Zanzotto perçait sous Andrea ? En quoi Vocatif marque-t-il une étape cruciale dans son univers ?
Ph. D.M. : Dans l’œuvre de Zanzotto, Vocatif constitue une étape décisive car il s’agit d’un moment de crise tout à la fois personnel et stylistique. L’anecdote privée, que chacun peut reconstituer en partant de l’Appendice ajouté à la seconde édition italienne du recueil en 1984, s’est accompagnée d’une exigence : comment tenir un discours de vérité sur la page ? Le poème intitulé Impossibilité de la parole est à cet égard parlant. Comment conjurer le spectre du poncif menaçant toute écriture ? Une réflexion sur le langage s’ensuit. Zanzotto repart de l’interrogation de tradition rimbaldienne : "ô comment vous parlerais-je ?", écrit-il. Il s’attache alors à explorer les rapports du dit et du non-dit, du dit et du mal dit, du dit et du maudit aussi, et bien évidemment du sens et du signe.
De sa crise, il ne produit nul récit mais se borne à camper la violence des moments de crises. Il finit par obtenir ainsi un effet d’intensité stridente. Dans cette façon de faire, le langage se pare d’une évidente valeur de signe, désormais il dénote plus qu’il ne note. La violence du ressenti, la vérité de l’affect sont préservés parce que suggérés, partiellement soustraits à l’univocité du signifiant.
Nous sommes avant 1957, date de publication du recueil, Zanzotto développe dans ses poèmes une idée que Lacan communiquera seulement en 1966, lors de l’édition de ses Écrits. La critique française et italienne a abondamment souligné cet aspect du travail du poète de Vénétie. Citons à cet égard Michel David dans La Psicoanalisi nella letteratura italiana et Stefano Agosti dans l’anthologie des Poesie d’Andrea Zanzotto qu’il a donnée chez Mondadori en 1973, constamment rééditée depuis.
Dès cette époque Zanzotto marche sur deux jambes, autrement dit, deux figures stylistiques fondatrices qui commandent toute l’évolution stylistique successive : l’"azur" de notre ciel physique assimilé à un vide menaçant l’être, la parole et la signification, d’une part, et, d’autre part, le "très riche nihil", ou survenue paradoxale d’événements météorologiques dans cet espace précédemment désert.
Il s’agit bien évidemment de métaphores de deux registres langagiers si typiques de l’amble des phrases d’Andrea Zanzotto qui parcellarise du même coup ses énoncés poétiques comme un cadastre le fait des surfaces : l’"azur" comme réticence et raréfaction de la parole, le "très riche nihil" comme prolifération verbale acentrique.
Deux registres verbaux clairement antithétiques donc dont l’espace interstitiel autorise un discours de vérité selon un signifiant ainsi fendu. Oui, un signifiant fendu.
Zanzotto tirera toutes les conséquences langagières de ces fertiles découvertes-là dès La Beauté (Maurice Nadeau, 2000) assignant du même coup la figure de l’"azur" à Hölderlin-Scardanelli et le "très riche nihil" à Tallemant des Réaux, premier évoluant au bord du mutisme, le second dans une jactance intarissable. Relativement opaques l’une comme l’autre. "Mieux chercher le plan de clivage/ pour travailler en diamant", écrit le poète dans le poème intitulé Ampoule (kyste) et en dehors (La Beauté). Son texte, "clivage" aidant, sera désormais facetté. "Je vois Hölderlin et Tallemant des Réaux bras dessus bras dessous/ surimpression je les surimpressionne" reprend Zanzotto dans deux vers célèbres de L’élégie en petèl de La Beauté pour ajouter aussitôt : "Que Scardanelli fasse la page pour Tallemant des Réaux,/ que Scardanelli soit compilé avec des passages de l’Historie d’O". Facetté, le poème sera également lacéré et cette lacération ne sera pas déchirure mais bel et bien une articulation d’un nouveau genre. La continuité discursive ne sera plus linéaire mais symbolique. Autrement dit, la discontinuité narrative devient de cette façon une continuité d’un autre type : proprement symbolique. Le texte ayant lui aussi "horreur du vide".
Alors, de Vocatif à La Beauté, l’"azur" et le "très riche nihil" y ont gagné leurs épigones – Hölderlin-Scardanelli et Tallemant des Réaux – pour articuler depuis lors (1968, pour l’édition italienne) toute la poésie ultérieure de Zanzotto.
R.N. : Surimpressions (paru en 2001 en Italie) rime avec une maturité du poète où sa singularité trouve une capacité à faire raisonner le passé dans le présent. Vocatif a lieu dans une nature intègre, non saccagée, le poète se cherche en porte-à-faux avec l'histoire et cette nature belle et muette, quand Surimpressions figure une nature dévastée aux défenses potentiellement redoutables alors même que le poète est à son sommet. N'y a-t-il pas là une source du tragique entre la nature et l'homme qui se trouvent toujours d'une certaine façon en porte-à-faux l'une par rapport à l'autre ?
Ph. D.M. : Contrairement à celle des avant-gardes, qui a souvent été un romantisme diversement technolâtre, productiviste peu ou prou mystique, quoi qu’il en soit foncièrement historiciste, la dimension temporelle de Zanzotto est celle d’un futur antérieur. Futur simple ou antérieur est au reste le titre d’un magnifique poème de Phosphènes (José Corti, 2010). Le futur est raccordé par le contexte où il se manifeste et déterminé par lui. Comment pourrait-il en être autrement ? Le futur ne vient pas de nulle part, par hasard ni de lui-même comme certains avant-gardistes extrémistes semblaient vouloir le donner à croire et même le croire !
Dans la dernière partie de sa vie, l’enseignant Zanzotto qui avait encouragé nombre de ses élèves à entreprendre des études scientifiques comme son fils aîné, physicien et mathématicien éminent, réfléchissait au dilemme proposé par la technique : jamais, comme à l’époque de ce que la prix Nobel de chimie 1995 Paul Crutzen a appelé l’anthropocène, une ère dans laquelle l’homme devient lui-même une force géologique de fait, l’humanité n’avait été à ce point capable de créations prodigieusement créatrices mais, dans le même temps, jamais elle n’avait été aussi destructrice, réellement et potentiellement : d’Hiroshima aux espèces vivantes menacées. Dont l’homme lui-même, donc.
Les intérêts particuliers semblent l’emporter sur l’intérêt général. L’économie entame sauvagement le cadre naturel, trop souvent pour l’enlaidir et, pire, pour nous empoisonner à petit ou à grand feu. Face à de tels processus, ici rapidement résumés, la mémoire, constitue un outil et un recours particulièrement précieux. Cependant, la nature oppose à sa mise en coupe réglée des résistances insoupçonnées dont certaines catastrophes sont parfois aussi des manifestations.
Comme a pu magnifiquement l’écrire Enzo Siciliano dans Nu(e) numéro 58, dans un tel contexte Zanzotto ne peut écrire ses Géorgiques mais seulement décrire un paysage saccagé, dont le nom est graphiquement barré dans le cours du recueil : "paysage".
Surimpressions se présente comme une affirmation latente d’une autre attitude face à la nature et, ne serait-ce que sous cet aspect, à mettre entre toutes les mains. Le tragique que vous évoquez non sans raison appellerait des commentaires circonstanciés. Il n’est pourtant pas une fatalité. Il ne paraît au reste pas vécu comme tel, il est peut-être moins faustien que purement économique sous-tend le poète de Vénétie.
La poésie aussi est une arme car la poésie tisse du lien social à travers un contenu symbolique, propose du symbolique. Reportez-vous, par exemple, au Galaté au bois – l’opposition nature culture dès le titre, puisque Galaté désigne les règles de bonnes manières" en italien – et notamment au très beau poème intitulé : "(POUR QUE) (CROISSE)". Bref, pour que "croisse l’obscur", autrement dit la densité du symbolique qui autorise la vie. L’"obscur", ou symbole, montant de tous les décombres stylistiques accumulés dans toute sa fraîcheur d’inattendu.
R.N. : La tradition chez Zanzotto doit être honorée. Pour cela, il projette un dépassement de ces traditions qui s'avèrent être une continuation par d'autres moyens de celles-ci. Pouvez-vous nous dire en quoi son vers fait vivre les grandes traditions d'Italie à travers l'invention, la création, l'invention rythmique, syntaxique et formelle ?
Ph. D.M. : Si Zanzotto refuse l’avant-garde, il n’en refuse pas moins la tradition comme horizon indépassable répétable à l’infini et modèle intangible, figé ! Ne nous y trompons pas. Ce double refus caractérise pour une bonne part l’originalité de cette œuvre rare, en effet naturellement encyclopédique, un "naturel" longuement médité et travaillé, cela va sans dire.
Dans l’optique du poète, la tradition, ou plutôt, et mieux, les traditions, dont l’avant-garde désormais plus que centenaire, ne sont ni à honorer ni à dénigrer : elles sont. Chacune d’elles possède une existence et une histoire bien attestées, nul ne l’ignore. Contrairement à l’historicisme des avant-gardes historiques (les avant-gardes du jour étant, sans même s’en rendre compte, semble-t-il, bel et bien des arrière-gardes) et à la mythologie historiciste qui la distingue (l’avant-garde croit savoir le fin mot de l’histoire) productiviste (elle anticiperait sans comprendre qu’elle anticiperait ironiquement jusqu’à sa disparition pour cause d’obsolescence, obsolescence implicite dans son idéologie de raison dans la littérature décalquée plus ou moins consciemment-inconsciemment de la raison dans l’histoire de tradition hégélienne), Zanzotto n’exalte ni un présent ni un avenir conçus comme nécessairement radieux. Il n’en exalte pas pour autant un passé éventuellement idéalisé. Il dispose d’un stock stylistique matérialisé par des traditions stylistiques contradictoires où il puise : citations et créations verbales personnelles. Sauf que chez Zanzotto, néologismes, hapax et autres mots-valises ne s’autonomisent jamais comme purs et simples procédés, ils s’avèrent toujours justifiés par un contenu mytho-poétique pertinent.
Par certains côtés, il répète l’opération de tradition baudelairienne qui a su subvertir une forme fixe en la parant d’un contenu qui en démentait ironiquement la forme, celle du sonnet auparavant appréhendé comme une louange visant à certain sublime.
Alors, partant de ces données, Zanzotto illustre la circulation du symbolique d’un registre stylistique à l’autre car dans l’œuvre de la maturité, il y articulation d’âges stylistiques hétérogènes par le biais de ce que j’ai seulement pu qualifier de signifiant fendu.
En ce sens, Zanzotto déploie une poésie généalogique qui reparcourt idéalement toute son histoire rien que pour la rajeunir. Une histoire transformée en espace : la diachronie de la poésie devient une synchronie : un style-styles. Un style pluriel qui établit la preuve de la circulation du symbolique à travers des registres ordinairement envisagés comme inconciliables. Opération qui trouve des équivalents dans le champ de la prose chez James Joyce, Carlo Emilio Gadda et dans celui de la poésie avec Pessoa et le Français Jude Stéfan, dont on parle malheureusement trop peu. N’affleurant pas directement dans le texte, un renvoi à la philosophie de Giambattista Vico me paraît sous-jacente. Autre parenté avec James Joyce dans un genre différent, par exemple.
Il semblerait qu’à certains moments, lorsque le poids de la tradition obère la création, une révolution de cette ampleur se fraye la voie. À cet égard, souvenons-nous de Rabelais et de son rapport à la tradition médiévale, d’une part, et aux idéaux de la Renaissance, d’autre part. L’œuvre de Zanzotto est ainsi de celles qui nous amènent à repenser l’histoire de l’histoire de la poésie et de la littérature.
R.N. : Vous rapprochez la poésie de Zanzotto du geste de Lucrèce, pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?
Ph. D.M. : De relativement statique dans les premiers recueils, comme encore dans Vocatif (1957), par exemple dans le poème intitulé Paysages premiers, au point de s’assimiler au paternel-maternel, à une permanence, la conception de la nature devient chez Zanzotto dynamique dès La Beauté (1968). La nature se remodèle, se renouvelle sans trêve ni cesse. Le Galaté au bois (1978) est à cet égard particulièrement parlant dans son évocation du panta rhei d’Héraclite dès son poème d’ouverture. La référence à Lucrèce demeure vague et purement indicative.
Cependant, dans Surimpressions (2001), même si ce recueil-là n’est pas un décalque du De rerum natura, la référence à Lucrèce transparaît plus nettement lorsque pour qualifier le paysage, dans la suite de très beaux poèmes intitulée Vers les paluds prenant pour thème un paysage, Zanzotto évoque des "dominos de mystère" lorsqu’il évoque sa durée : la reconduction du même par-delà la caducité de chacun des éléments qui constituent cette réalité naturelle les fait apparaître comme autant de quasi doubles, justement comme des "dominos". Pareils "dominos" peuvent être sentis comme autant d’atomes lucrétiens. Des herbes, du foin par exemple. Dans son langage poétique de l’"homo" comme de l’"humus".
Le temps ressenti et pensé par les humains n’y coïncide plus avec le temps de la nature. L’un est linéaire, l’autre circulaire. Si les brins d’herbe nous apparaissent interchangeables, notre conscience peine à nous persuader de notre interchangeabilité avec l’un de nos semblables. Parmi d’autres, reportez-vous au poème intitulé À Faèn dans Surimpressions.
R.N. : L'espace-temps créé par Zanzotto semble supprimer le temps, et pourtant la précision des faits rapportés ne se dément jamais. Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe ?
Ph. D.M. : Zanzotto ne me semble pas "supprimer le temps", qui le pourrait ? Mais vous évoquiez bien sûr son attitude stylistique de la maturité, à compter de La Beauté (1968, traduction française, Maurice Nadeau, 2000), le poète met en évidence la circulation du symbolique d’un registre stylistique à l’autre, d’un âge stylistique à l’autre. Par exemple, d’un énoncé archaïsant à un énoncé moderniste ou emprunté à l’oralité du jour. Zanzotto décloisonne, déhiérarchise les âges rhétoriques et atteste de leur complicité discursive foncière par-delà toute prétendue clôture. Il s’agit d’un phénomène stylistique plutôt que temporel, à strictement parler. En ce sens, il y a non pas suppression mais mise en évidence d’une transhistoricité, ou plutôt anhistoricité, du symbolique. Celui-ci ne se laisse pas borner par des délimitations stylistiques univoques. Il circule à travers les âges stylistiques. C’est si vrai que Zanzotto a pu reprendre avec un effet d’authenticité certain, les Ubi sunt des latins (déjà mis à contribution par François Villon dans La ballade des dames du temps jadis), ou Soir du jour de fête de Leopardi, comme incipit de toute une série de très beaux poèmes de la section intitulée Aller coudre et Soirs du jour de fête (passé au pluriel) respectivement dans Idiome (J. Corti, 2006) et Surimpressions (Maurice Nadeau, 2017). Mais aussi, dans Phosphènes (José Corti, 2010) avec Alba pratalia, composé à partir de la Cantilène véronaise, l’un des premiers poèmes écrits en italien (IXè s.). Les traditions constituent simplement une foison de matériaux disponibles susceptibles d’être utilisés, ou réutilisés après avoir été décontextualisés. Un registre, ou clavier qui, adroitement utilisé, se révèle extrêmement fertile. Il y a alors surimpression de l’hier et de l’aujourd’hui. Une densité certaine en émane. Il y a synthèse. Sur le modèle poétique de tradition dantesque tel qu’il est exposé dans De vulgari eloquentia : "extirpation" et "greffe" de langages différents les uns aux autres.
R.N. : Vous avez pu rencontrer à plusieurs reprises Zanzotto. De quel abord était l'homme-poète ? Reste-t-il des essais de lui à traduire puisqu'il est un critique aussi lucide, original et fécond que le poète.
Ph. D.M. : Oui, Andrea Zanzotto m’a reçu à plusieurs reprises chez lui mais davantage, encore, nous nous sommes beaucoup téléphoné. Ce qui frappait d’emblée chez lui, c’est la simplicité, une simplicité naturelle nullement affectée. Il voulait être de plain-pied avec son interlocuteur car il éprouvait le besoin d’échanger, de parler. Son ton était tout aussi naturellement amical. Mais toute exubérance, tout excès verbal lui étaient étrangers. Il avait en outre assez souvent un regard ironique, presque comique, sur lui-même. Qui lui aussi rendait un son juste. Il avait l’art du mot juste. Il recherchait l’authenticité du rapport humain. Il n’aimait pas qu’on le mette sur un piédestal qui eût pu l’isoler de ses semblables. Il était curieux de tout comme en témoigne son langage poétique qui inclut des métaphores empruntées à de nombreuses sciences. Il ne posait pas au poète ou à l’homme de lettres. Il suivait l’actualité de près, scientifique incluse, souvent atterré par les événements qu’elle offrait. Dans le même temps, sous tant de savoir une existentielle insécurité perçait sur le mode de l’anxiété contre laquelle lutter. Ainsi, tout symboliquement, lorsque je lui rendais visite, l’après déjeuner consistait invariablement, par une promenade nous conduisant de tours en détours à la pharmacie de son bourg afin de voir de quel côté tournerait le vent, si j’ose, dire, car il s’agissait de lire ce qu’annonçait le baromètre de sa devanture. Zanzotto n’a pas écrit un recueil intitulé Météo (Maurice Nadeau 2002) pour rien, qui prend pour thèmes les variations colorées du paysage plus que celles du ciel. Pénétré qu’il était de l’instabilité du tout cosmique. Conscience pascalienne formulée à maintes reprises, d’un moi en proie au vertige de la ronde des planètes. Il y avait chez lui, on ne le soulignera jamais assez, le rêve d’une autre histoire, possible mais malheureusement non advenue.
Comme vous le soulignez, il reste de nombreux essais à traduire. L’éditeur José Corti a publié tout de même 315 p. d’Essais critiques (2006). Utiles non seulement à ceux qui cherchent des outils pour lire les grands auteurs italiens comme Ungaretti, Montale, Leopardi, Manzoni mais, également, Michaux, Pessoa, Stevenson, Leiris et tant d’autres. Attestant eux aussi de la culture encyclopédique et de points de vue extrêmement originaux du Zanzotto critique. L’un des plus pénétrants de son temps. Cet aspect du travail de Zanzotto est à marquer d’une pierre blanche, tant son œuvre critique a suscité l’admiration par son originalité et les points de vue développés. Je renverrai le lecteur intéressé au bel essai que Pietro Benzoni, publié dans la revue Nu(e) numéro 58 consacré à la reconnaissance critique de l’œuvre de Zanzotto, a dédié à cette partie si féconde de l’œuvre.
Mais il faut également rappeler le nouvelliste avec Au-delà de la brûlante chaleur (Maurice Nadeau, 1997), un nouvelliste lui aussi thématiquement et stylistiquement original campant souvent ses récits à la confluence du réel et du fantastique non sans rehauts "tauromachiques", dans le langage de Leiris, dont Zanzotto fut le traducteur italien. Le critique italien Luigi Baldacci a dit combien cette œuvre en prose était originale et combien elle ne s’apparente à aucune autre. Notamment pour tout ce qui a trait aux écrits en prose plus particulièrement peu ou prou autobiographiques. Acérés comme le fil d’un outil tranchant.
©Philippe di Meo, René Noël, Poezibao - juin 2017
1. Monolinguisme : terme de la critique italienne pour désigner un langage poétique fondé sur un petit nombre de figures et un lexique épuré infiniment combinables et largement soustrait à l’histoire dont Pétrarque est l’éponyme ; plurilinguisme : encyclopédisme langagier dont l’éponyme est Dante.
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