(Note de lecture), Guilhem Fabre, "Instants éternels. Cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine", par Julie Brock

Par Florence Trocmé

L'auteur est spécialiste de la culture chinoise contemporaine, mais il s'intéresse également à la composition poétique et à l'histoire des idées. Dans son ouvrage Instants éternels. Cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine, il nous invite à découvrir une centaine de poèmes composés par cinquante-cinq des plus célèbres poètes chinois du IVe au XIIIe siècle. Le lecteur peut découvrir ces poètes aussi bien en lisant leurs poèmes en traduction qu'à travers les introductions extrêmement documentées qui constituent l'une des originalités de cet ouvrage.
Dans une interview qu'il donne peu après la publication de son livre, l'auteur déclare que la civilisation chinoise, aux yeux de la plupart des Européens, apparaît encore aujourd'hui comme la forme même de l'altérité : « C'est l'autre face de l'expérience humaine » (L'Essonne en Auteurs, émission littéraire et culturelle produite par l'association « Une ville, Des livres », diffusée le mardi 30 décembre 2014 sur Demain TV). « Voyager en Chine », poursuit-il dans la même interview, « est une expérience de l'humanité qui échappe à tous nos référents ».
Socio-économiste, professeur à la faculté des affaires internationales de l'Université du Havre, membre de l'Institut Universitaire de France, Guilhem Fabre participe d'un domaine d'études d'autant plus complexe qu'il tend à se fractionner de plus en plus, tant les dimensions de la Chine imposent de réduire indéfiniment le prisme de l'examen. Par rapport à cette perspective, l'anthologie que nous présentons dans ces lignes procède d'une démarche différente. L'auteur, qui étudie généralement les formes de la société contemporaine, se concentre sur la poésie classique, opérant ainsi un bond en arrière de plusieurs siècles. Puis, tout en étayant son propos par des documents dont il indique scrupuleusement la source, il introduit chacun des poètes présents dans le recueil. Ces biographies, ainsi que nous l'avons mentionné plus haut, sont documentées, minutieuses et soignées. L'auteur ne se contente pas de retracer les itinéraires suivis par de nombreux poètes très différents les uns des autres. En décrivant leur parcours, leur personnalité, leur approche esthétique, leur vie singulière, il les inscrit respectivement dans leur époque, en même temps qu'il cherche à montrer ce qui les caractérise en tant que poètes.
« Depuis les années 1980 s'est opérée une véritable renaissance des travaux sur l'Empire du Milieu et la poésie, en Chine comme à l'étranger. Mais si l'on en sait beaucoup plus sur la vie et l'œuvre des poètes de la grande époque classique, sous les Tang (618-907) et les Song (960-1279), aucun recueil n'a encore tenté de recouper les découvertes de ces dernières décennies, de retisser la trame des influences et des héritages, et de restituer au plus près le souffle des poètes de leur temps, dans la continuité des âges. » (Instants éternels, p. 9). L'intention de l'auteur n'est donc pas d'écrire une histoire littéraire, mais plutôt, pour ainsi dire, une histoire des idées. En décrivant l'environnement dans lequel chacun des poètes a évolué, il cherche à retracer les grandes lignes de l'évolution de l'Empire chinois. Par ailleurs, « le croisement entre texte et contexte, entre la vie et l'œuvre des poètes, n'était pas l'objet de l'Anthologie de la poésie chinoise classique de Paul Demiéville (Gallimard, « Poésie », 1962), qui se voulait représentative de l'ensemble de la production, du Classique des poèmes jusqu'à la fin de l'empire, en 1911. » (Instants éternels, p. 9-10).

Dès les premières pages de la « Préface », l'accent est mis sur le fait que la poésie occupe une place tout à fait centrale dans la culture chinoise. L'auteur insiste notamment sur le fait qu'à partir de la dynastie des Tang, en 681, l'empereur Gaozong introduit une épreuve de composition poétique dans le concours d'entrée dans la carrière de fonctionnaire (jinshi). « Cette sélection par la poésie, écrit Guilhem Fabre, était un moyen sûr d'évaluer le degré de maîtrise du langage classique des candidats ». Pour citer encore une fois l'interview déjà mentionnée, l'auteur ajoute à ce sujet : « Imaginez que les élites européennes soient recrutées de la même manière », c'est-à-dire en passant un concours dont l'épreuve la plus importante serait celle de composition poétique. On imagine que le monde serait un peu différent !
Quand on pense que l'Empire chinois, à cette époque, est à l'échelle de l'Europe de Charlemagne, on peut trouver incroyable que les hauts fonctionnaires de cet Empire immense fussent recrutés en fonction de leurs aptitudes poétiques. Et il est plus incroyable encore de se représenter que l'écriture d'un seul poème - à condition qu'il soit excellent et qu'il plaise à l'empereur - pouvait valoir à son auteur l'accession aux plus hauts postes de la magistrature. Du reste, cet exercice n'avait pas seulement un enjeu esthétique. L'empereur savait qu'un excellent poète était également capable de rédiger des décrets et des édits dans ce style extrêmement condensé qui constitue le propre du style impérial.
Dans un chapitre consacré à l'introduction au Livre des odes (ou Classique des poèmes, une anthologie compilée entre le XIe siècle et le VIe siècle av. J.-C.), on apprend que Confucius lui-même (551-479 av. J.-C.), le premier penseur de la Chine et l'un de ceux qui aura marqué le plus durablement cette civilisation, préconise la pratique de la poésie dans laquelle il voit un cheminement vers la perfection de l'être. Le poème placé en ouverture est intitulé Les Orfraies. Il s'agit d'un des poèmes les plus célèbres du Livre des odes, et qui doit sa célébrité justement au fait qu'il est le seul poème cité dans les Entretiens par Confucius, lequel en juge ainsi : « Le poème des Orfraies exprime une joie sans lascivité et une mélancolie sans amertume ». Dans l'interview déjà mentionnée, Guilhem Fabre compare cette notion de « joie » à celle que développe Spinoza dans sa théorie des affects, une théorie fondée, comme la doctrine confucéenne, sur le présupposé de la perfectibilité de l'homme. Pour Spinoza, le sentiment de joie est un affect qui couronne un effort réussi, c'est-à-dire un effort qui parvient à faire passer l'individu d'une perfection moindre à une perfection plus grande. Pour Confucius et pour les penseurs confucéens, l'étude, et notamment celle des arts poétiques et musicaux, constitue la voie la plus sûre pour accéder à l'état supérieur de l'être.
Confucius ayant beaucoup préconisé l'étude du Livre des odes, cette anthologie qui lui est contemporaine a servi de manuel d'apprentissage aux jeunes lettrés depuis la dynastie des Han - à la même époque que l'Empire romain - jusqu'à la fin de l'empire chinois en 1911. Autrement dit, tous les lettrés chinois, lesquels étaient en même temps des magistrats et des fonctionnaires, ne pouvaient l'être qu'après avoir étudié ces poèmes et les avoir appris par cœur.
L'une des raisons pour lesquelles cette poésie est très connue de tous les Chinois tient aux progrès réalisés par la société chinoise sous la dynastie des Tang, et plus tard sous la dynastie des Song. L'Empire Tang avait établi son protectorat jusqu'en Afghanistan. Même s'il n'avait pas annexé le Tibet, il dominait une partie de la Corée, le Vietnam, et il possédait toute une série d'entrées sur l'Asie centrale. Son expansion était considérable. Quant à l'Empire Song, il était également très vaste. Lorsque Marco Polo, arrivant de sa Venise natale où vivaient à cette époque 50 000 habitants, pénétra dans la capitale des Song du Sud, celle-ci comptait un million d'habitants. De là son émerveillement, et le fait qu'il utilise constamment des superlatifs pour décrire ce qu'il voit. C'est à cette époque que la poésie est devenue accessible au plus grand nombre.
Une autre raison est que la langue des Tang est très simple, tellement simple, dit Guilhem Fabre, qu'elle peut se transmettre aujourd'hui encore dans les campagnes où elle sert de berceuse pour endormir les enfants. En Chine, les poèmes de Li Baï (701-762) sont connus de tous, et ils sont accessibles même aux petits enfants... Après s'être popularisée sous la dynastie des Tang, la poésie connaît de nouveaux succès en lien avec la musique sous la dynastie des Song, à une époque où de nombreux poèmes étaient chantés.
En ce qui concerne les règles thématiques et stylistiques de la poésie chinoise classique, Guilhem Fabre renvoie principalement à l'excellent ouvrage de François Cheng L'Écriture poétique chinoise. Suivi d'une anthologie des poèmes des Tang (Paris, Seuil, 1996). Bien que ces questions, qui touchent à la sonorité, au rythme, à la structure, à la musicalité de la composition, soient essentielles en matière de poésie, nous n'y insisterons pas davantage ici. Pour limiter notre sujet, résumons simplement le caractère le plus représentatif de cette poésie : la densité de l'expression, l'intensité des images, la force d'évocation. La plupart des poèmes sont des huitains qui comprennent fort peu de mots ; la poétique chinoise est un art de la brièveté. Cette concision sert aussi, ainsi que le souligne l'auteur dans l'interview de 2014, « à frapper les esprits ». En effet, l'esthétique poétique est fondée sur une symbolique - référant à l'amour, à la fidélité, à l'absence, à la mélancolie, aux valeurs guerrières ou sentimentales, etc. -. La force de la composition est souvent générée par la tension qui se produit par l'association de plusieurs images très contrastées.
Ainsi nous citerons ce vers de Li Baï :
« Perles et jades achètent chants et rires /
Seul le gruau nourrit les hommes de talent » (Air ancien n°15 de 744, cité p. 101).
Et encore celui-là :
« Si les mouches s'assemblent aisément /
La neige blanche a du mal à trouver ses semblables... » (Adresse à l'académicien).
Enfin, nous citerons également un extrait du Chant des cavaliers barbares du pays solitaire :
« Ivres de fleurs de lune sur leurs selles sculptées /
Derrière leurs fanions sous l'éclat des étoiles /
Ils filent au combat comme un essaim de guêpes /
Les lames blanches s'aspergent de sang pourpre /
Et les sables mouvants deviennent vermillons... »
Comme on le sent bien à travers ces trois exemples, les images sont fortes et contrastées, et de ce contraste même naît le choc voulu par le poète. L'impact produit sur le lecteur est justement ce qui ressortit à cette écriture poétique. L'art du poète est de décrire une situation en sorte de faire naître dans la psyché du lecteur - dans son propre sentiment des choses - la vision qui s'incarne dans le poème.
Comme Li Baï, les poètes de la cour sont souvent des gens passionnés, courageux, et qui n'hésitent pas à s'engager sur le plan politique. Pour cette raison, leur relation avec la cour est souvent délicate et ambiguë. Il faut se souvenir que la cour est un lieu de pouvoir, et même, vu la dimension de l'Empire, le lieu d'un pouvoir considérable. Les poètes sont plongés dans l'ambiance de la cour. Tiraillés entre un protocole extrêmement hiérarchisé et les besoins de leur propre création, ils se posent souvent des questions morales et éthiques. Vis-à-vis de l'Empereur, ils ont un rôle critique. Ce sont eux qui lui rappellent ses manquements, ses oublis et ses erreurs. Ils ont également pour mission de vérifier l'administration des affaires et d'avertir l'Empereur si quelque déviation a pu survenir. S'ils jouent correctement leur rôle, ils sont en situation de danger, car l'Empereur est entouré de groupes d'intérêts puissants, et ceux-ci peuvent être tentés de reprocher aux poètes de nuire à leur organisation. Ainsi, Li Baï a été exilé, Du Fu (712-770) arrêté, et certains autres invités à se suicider.
Très souvent, l'ambiguïté se règle par une rétrogradation sur le plan de la carrière. Les poètes fonctionnaires sont nommés à des postes moins importants, souvent en province, où ils parviennent mieux, loin des intrigues de la cour, à faire face à la contradiction esthétique et éthique, et finalement à concilier les exigences de la création et celles d'un engagement politique moins exposé.
 
Le lecteur néophyte accédera aisément au sujet que l'auteur veut lui donner à voir, à sentir et à penser : d'une part, le talent des poètes, à travers des traductions très élégantes, et d'autre part, à travers des introductions documentées et bien écrites, le rôle qu'ils ont à jouer sur le plan politique. Comme ils sont tous de hautes fonctionnaires de l'Empire, le dilemme qui oppose leur sens esthétique et leur conscience morale se présente pour ainsi dire comme un caractère commun. Mais la généralité s'arrête au moment où commence le récit de l'histoire, car la manière dont ils essaient de résoudre ce dilemme, chacun employant les moyens de son art et de son époque pour découvrir une solution qui lui est propre, cette manière procède d'une instauration de l'individualité.
Conçu pour tous les publics, cet ouvrage peut se lire comme un recueil de poèmes ou comme un livre d'histoire. Chacun pourra y acquérir de nouvelles connaissances sur la composition poétique aussi bien que sur le destin des poètes. Les sources sont indiquées à la fin de chaque chapitre. Un index et une bibliographie figurent à la fin du volume. Le lecteur sinologue pourra s'intéresser à la traduction proprement dite (les originaux sont donnés sur la même page que la traduction).
Pour finir, citons encore un dernier extrait d'un poème de Li Baï :
« En ce monde où personne ne résiste aux sirènes /
Qui saurait distinguer le sage du bandit ? » (Airs anciens, n°24, cité p. 101).
Cette situation décrite par un poète du VIIIe siècle n'est-elle pas très voisine de celles que nous connaissons dans notre monde d'aujourd'hui ? Les inégalités sociales, l'arrogance des riches, les conflits entre les puissants, tout cela existait dans la Chine des Tang, et cela existe aussi dans le monde contemporain. Ainsi, parmi les facteurs essentiels de la transmission qui s'est effectuée jusqu'à nous ne figurent pas seulement la simplicité du langage, la force des mots et l'impact produit par des images contrastées. En effet, la critique sociale qui sous-tend de nombreux poèmes induit l'existence d'une modernité qui aurait traversé les âges. Nous lecteurs contemporains partageons avec ceux du VIIIe siècle la même aspiration à une société moins inégalitaire et plus respectueuse, à un monde où les humains seraient joyeux, puisqu'ils seraient meilleurs. Ainsi opère le miroir de la poésie, qui, retournant cette « autre face de l'expérience humaine », nous amène à découvrir en nous-mêmes une référence commune.
Julie Brock
Kyôto Institute of Technology - Faculty of Languages and Cultures
Guilhem Fabre, Instants éternels. Cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine, 287 p., 30€, La Différence, 2014