Chronique d’Amérique latine : Juan Villoro (2)

Publié le 11 juin 2017 par Les Lettres Françaises

Nous avions traduit et publié une courte nouvelle dans la livraison des Lettres Françaises du mois d’avril du romancier, journaliste et traducteur mexicain Juan Villoro, Prix Xavier Villaurutia en 1999, Prix Heralde 2004, Prix Antonin Artaud en 2008, Prix ibero-américain des lettres en 201. Celle-ci faisant partie d’un triptyque nous proposons ici un second texte intitulé El Reverso del fuego, paru au sein d’un ouvrage intitulé Libertad en bronce, projet collectif et multidisciplinaire. L’écrivain nous plonge à nouveau dans un étrange univers, ici un paysage d’après conflit dans lequel adulte et enfant doivent surmonter leurs traumatismes et réapprendre à vivre. Ce qui signifie, en tout premier lieu, approcher de nouveau les formes, réapprendre à sentir et à dire les mots de la langue. Un projet littéraire mais aussi plastique, réunissant de nombreux artistes dont le sculpteur Vicente Rojo à qui ce texte est dédié.

Marc Sagaert et Alba-Marina Escalón


L’Envers du feu

À Vicente Rojo

Quand la guerre prit fin, j’emmenai mon fils à la terrasse des sculptures. La matinée était claire, malgré les cendres qui flottaient encore dans l’air, dernières traces de l’incendie.

Les marches irrégulières menaient à un promontoire d’où l’on voyait les ruines et les fumées de la ville. Cela faisait longtemps que je ne grimpais pas de côte. Je me sentis vieux et affaibli, au milieu  des visiteurs qui ne tenaient pas d’enfant du bout de leurs doigts. Mon fils était un fardeau joyeux; il chantonnait n’importe quoi, emmailloté dans du plastique coloré provenant d’un parachute.

Au bout d’un moment, je me rendis compte que les autres aussi avaient du mal à marcher. Leurs pas incertains, titubants, venaient d’un long exil dans les caves et les tranchées, d’une longue adaptation aux trous étroits, aux respirations sur la nuque, à l’intimité de corps étrangers. Plus que cachés, nous étions enterrés, et j’étais ravi d’apprendre que quelque part, on nous considérait  comme une armée.

À présent nous pouvons nous rendre sur la terrasse en plein air, marcher sur un sol bien trop lisse, bien trop immobile.

Je mis mon fils sur mes épaules. Sa main me tira les cheveux, réveillant une blessure que j’avais oubliée. Je marchai d’un pas mesuré, la respiration s’habituant à la lenteur, à la hauteur, à l’étrange émotion d’être là. Dans le lointain  s’élevaient les huit sculptures, noires, métalliques, indifférentes au vent et à la cendre.

Les collines, qui avaient été des rues, sont jonchées de ferraille, mais ces formes font penser à des matériaux qui d’une certaine manière seraient adverses, comme si les superficies polies venaient d’une tension ardente, d’un refus de ce qu’elles avaient à l’intérieur.

En m’approchant, je remarquai d’autres textures; les flancs lisses étaient parsemés de  rugosités, de croûtes suggérant une mauvaise fonte; les statues étaient sûrement faites d’éclats, de mitrailles, de fuselages brisés.

Mon fils ne parle pas, disons plutôt qu’il parle sans que je le comprenne; il a deux ans (la vie, accablante, insatiable, obscène, se faufilait même sous les décombres); sa bouche prononçait des mots tronqués: “ture” et “tue” signifient “sculpture” et “tortue” ou bien des mots ayant la même terminaison.

Avant, il ne connaissait que les explosions. Le calme, les choses rendues à un  incompréhensiblement repos, lui font peur. Parfois il joue avec des rondelles et des cubes qui se détachent des appareils; cette rude géométrie est devenue son passe-temps.

Sur la terrasse, étonné par tout ce qui ne bouge pas, il reconnait des formes: “ubo” “ite” “itite” (le dernier mot, trop long, était peut-être une prolongation enthousiaste de la précédente). Dans son langage entrecoupé, il me disait quelque chose d’important. Sa main s’accroche de plus belle à mes cheveux. Cela me fait soudain tellement mal que je le fais descendre. Il court vers une statue. Frénétiquement, comme s’il découvrait le sucre pour la première fois.

Après des années sans courrier, sans téléphone, ni radio, c’est à nous d’aller vers les choses pour recevoir leur message. Les sculptures sont le premier communiqué qui apparaît dans cet air qui sent le charbon.  Sans avoir besoin de plaques ou de discours, nous savons que la place fête la fin de la guerre. Soudain, il y a un espace ouvert, une terrasse limpide d’où regarder la ville en ruines. Les huit pièces sont un monument dispersé, la preuve métallique de l’avènement d’une autre époque. Que pensera d’elles mon fils quand il les verra dans plusieurs années, dans une ville dominée par l’empressement. L’avenir sera pour lui un territoire bien plus complexe,  une négation multiple du présent, de cette heure vague où il n’y avait rien d’autre qu’une terrasse. Mais peut-être quelque chose lui reviendra-t-il soudain d’un coup de vent et de cendres: la main grande et bandée de son père, la superficie métallique des statues. Saura-il qu’un beau matin nous avons récupéré le plan, l‘angle droit? Saura-t-il ce que défendent ces formes? Ce n’est qu’alors, dans cet impossible dialogue avec ce fils du futur, que j’ai su que les huit piliers étaient là pour être compris.

Les sculptures étaient un mélange  de cubes et de sphères. Le sculpteur travaillait par réduction: “Sans cela, il n’y a rien”, semblait-il dire, il se concentrait sur les bords, les limites d’où tout dérive. Il y avait une force poignante dans cette décision. Apparemment, les reliefs avaient été  travaillés grossièrement, les initiales d’un monde touché par une main intelligente. C’est cela que nous avions perdu. Le paysage détruit, aucune émotion n’était plus forte que celle de trouver une forme compréhensible.

“Ton” cria mon fils en touchant une courbe. Je traduisis “laiton”, même si je me trompais sûrement. De toute façon, il était inutile de situer ses émotions. Pour quelqu’un né dans un moment de grande altération, tout emportement était normal, tout étonnement, acceptable.

Je me tournai vers l’esplanade pleine d’êtres désœuvrés (pour le moment, personne n’est autre chose). Je contemplai les vêtements, les rafistolages étrangers à toute tradition, les visages pâles, les corps étrangement entiers; puis je me concentrai sur les postures, proches de la révérence. L’idolâtrie renaît facilement des ruines et le temps d’un instant je pensai que nous étions devant les autels d’un culte encore imprécis. Si c’eût été le cas, que pouvions-nous adorer en eux? Des intempéries naissaient des dieux aériens, des miracles fragiles, la foi du vent qui revient. Cependant, les pièces étaient regardées avec une curiosité attentive, rationnelle, étrangère à toute  extase religieuse. Devant une sculpture, peut-être n’existe-t-il pas d’hommage plus grand que celui de l’immobilité du corps même, des muscles captifs, rendus à ce qui cesse d’être inerte. L’immobilité des spectateurs était de ce genre.

Mon fils me suça le doigt et grogna en sentant le bandage. Il me sembla plus petit et je me demandai s’il arriverait un jour à la taille des statues. C’est alors que,  remarquant la taille presque humaine des pièces,  je sus que nous nous trouvions devant un système de mesure: d’une façon subtile, incisive, peut-être  effrayante, nous pouvions nous comparer à elles.

Immobiles, sortis du feu, nous ressemblions à ces statues, les cheveux au vent. Notre quiétude donnait un autre sens aux colonnes de métal. Elles étaient là pour nous transformer. Le désespoir de demander au langage quelque chose qu’il ne pouvait  traduire  s’est révélé à moi dans un frémissement : je n’étais qu’un  un bloc inerte de silence.

Les lignes et les cercles se profilaient clairement, imposaient un ordre, un espace où tout était délibéré, étranger au chaos, aux râles, aux cris de la nuit. Quelque chose de décisif résistait dans ces pièces. Avec une étrange éloquence, lignes et cercles disaient la même chose que mon corps médusé.

J’enlevai le bandage de ma main, je touchai le métal froid et je compris, sans autre raison que cette caresse légère, que nous étions sauvés.

Juan Villoro


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