C'est une question délicate, l'objection de conscience. "Un médecin qui invoque sa clause de conscience face à une demande d'un patient, est-ce toujours légitime?" Je ne suis pas surprise que ce soit une de vos questions. Pour y répondre, on doit procéder par étapes.
Pour commencer, il faut comprendre que le terme "objection de conscience" est souvent utilisé de manière trop large. On s'en sert comme si cela désignait toutes les situations où l'on refuse quelque chose pour des raisons morales. Mais nous prenons dans notre vie beaucoup de décisions, il est fréquent que des raisons morales y soient pour quelque chose, et nous refusons beaucoup de choses. Si j'ai promis d'aller chercher ma fille à la gare, qu'une amie m'invite à boire un verre, et que je lui dis non pour tenir ma promesse et remplir mon devoir de parent, je viens de refuser quelque chose pour des raisons (entre autres) morales. Ca ne suffit pas pour en faire une objection de conscience.
En plus du refus et de la conscience, il y a dans l'objection de conscience l'idée que je me refuse à quelque chose qu'en fait j'aurais dû faire. Ou que je me refuse à quelque chose qui est en fait requis par une autorité. Il y a l'idée de se soustraire à une obligation habituellement reconnue, pour des raisons de conscience personnelle. Ce n'est pas pour rien que l'exemple par excellence est l'objection au port d'armes et au service militaire. Pour faire une objection de conscience il faut une obligation, un refus de s'y soumettre, et une raison de conscience personnelle à ce refus.
Revenons donc à la médecine. Ici aussi, il y a plusieurs sortes de refus face à la demande d'un patient. Il arrive comme médecin de se voir demander des choses que nous ne pouvons pas faire, ou que nous n'avons pas le droit de faire. Un patient qui demande à être tué, par exemple, alors que l'euthanasie est interdite en Suisse. Une autorité qui demande à ce qu'un détenu capable de discernement soit nourri de force. Un patient qui devient amoureux et vous demande un rendez-vous galant. A tout cela, nous devons répondre que non. Ce sont des actes qui nous sont interdit, nous disons non pour cela: ce n'est pas une objection de conscience.
Il arrive aussi de se voir demander des choses qui sont autorisées, mais pour lesquelles nous ne sommes pas soumis à une obligation. En Suisse, l'exemple par excellence est l'assistance au suicide. Le droit d'être assisté dans son suicide est seulement un droit de non-ingérence. Il n'y a pas de droit à obtenir une telle assistance. Lorsque l'on demande à quelqu'un cette aide, cette personne est entièrement libre de dire oui ou non: il n'existe pas d'obligation à accepter. Un médecin qui refuse d'entrer en matière, donc, refuse simplement. Il n'y a pas d'obligation initiale, à nouveau ce n'est pas de l'objection de conscience.
Dans ces deux cas de figure, un médecin qui dit non dit simplement non. Il a le devoir de dire non dans la première sorte de situation. Il a le droit de dire non dans la deuxième. Il est inexacte d'appeler ça de l'objection de conscience, en revanche il est entièrement légitime de dire non.
L'objection de conscience, en médecine cela existe cependant aussi. Elle concerne des gestes pour lesquelles nous avons une obligation initiale, à laquelle certains ressentent le devoir de se soustraire pour des raisons de conscience personnelle. Premier exemple: l'interruption de grossesse. Elle est légale dans notre pays. L'accès des femmes qui en remplissent les critères est garanti. Et pourtant c'est une question qui divise durablement nos sociétés et sur laquelle des positions très diverses se retrouvent aussi au sein du corps médical. Un médecin qui refuse de procéder à un avortement, là c'est une objection de conscience. Alors, là, est-ce toujours légitime?
La réponse est que c'est légitime, mais dans certaines limites. Le principe fondamental est ici que le bien du patient vient avant. En d'autres termes, nous avons le droit à la protection de notre conscience personnelle, mais ce n'est pas au patient d'en payer le prix. La loi fixe donc une limite: le droit à l'objection n'existe que si l'on peut référer le patient (ou ici la patiente) à un confrère dans un délai qui ne modifie pas réellement son risque. L'objection de conscience, donc, est un droit d'abstention: c'est un droit à se soustraire à un geste, pas un droit à barrer la route au patient. Ce n'est pas non plus un droit de rejet du patient. Pas de carte blanche à juger, moraliser ou, pire, condamner. On doit s'assurer qu'un autre est disponible, puis se retirer, et c'est tout. Lorsqu'il est impossible de se faire remplacer, on doit procéder au geste. Comme je vous le disais il y a quelques temps, "Pour un médecin, avoir des valeurs personnelles est un droit et une nécessité, oui. En revanche, les imposer à ses patient(e)s ne l'est pas." Notre conscience est à nous, en faire porter le fardeau au patient serait un abus de pouvoir.
Ce droit, tout limité qu'il soit, est controversé. Dans certaines régions, les objections se multipliant, on assiste à un retrait de l'accès aux soins qui touche particulièrement les moyens de contraception et l'interruption de grossesse. Le bien du patient ne vient dès lors plus avant. C'est un problème. Du coup, un de mes collègues a écrit récemment un article défendant une limite plus stricte à l'objection de conscience. La raison? Les obligations qui découlent du rôle de médecin sont choisies. Contrairement au service militaire, où nous sommes recrutés, nous choissisons librement de devenir médecin, et par conséquent nous en endossons librement les obligations, avec les privilèges. Il est problématique de vouloir ensuite choisir seulement ce qui nous plait. De plus, il est relativement facile d'éviter de se trouver dans une situation qui heurte notre conscience. Un collègue qui se refuse à pratiquer des avortements n'a aucun besoin de devenir gynécologue, par exemple.
Donc, "Un médecin qui invoque sa clause de conscience face à une demande d'un patient, est-ce toujours légitime?" Dans certains cas, une objection de conscience est légitime. Sa condition est la possibilité de se faire remplacer afin que le fardeau de notre conscience ne tombe pas sur notre patient. Dans les cas où se faire remplacer n'est pas possible, alors l'objection de conscience n'est plus légitime. Certains souhaiteraient que ces limites soient plus strictes. Dans le même temps, dans de nombreux cas dire non au patient sera entièrement légitime sans être une vraie objection de conscience. Et dans ces cas-là, bien sûr, pas besoin de se faire remplacer. Ouf: le patient qui voulait sortir dîner, pas besoin de lui trouver une autre femme d'ici ce soir...