« Le train se mit en branle dans un soubresaut libérateur. Le fracas des roues étouffait, réduisait la discussion des avocats à un simple brouhaha. Puis, à-coups et tremblements s’assagirent peu à peu en un balancement rythmé ; l’oscillation du berceau de fer invitait à la rêverie. Et, tandis qu’en dessous d’eux les roues crépitantes, invisibles, couraient vers un destin que chacun meublait à sa convenance, les pensées du couple planaient en rêvant, vers le passé. »
Ainsi se met en marche la machine à voyager dans le temps des sentiments. Ainsi s’ouvre le poignant Voyage dans le passé.
Étude de cas : combien de temps dure l’amour ?
Dans cette courte nouvelle, publiée pour la première fois en 2008 en France, mais écrit en 1929, Stefan Zweig reprend la structure chère à ses récits : la casuistique, ou étude de cas. Chacun de ses ouvrages d’avant la Seconde Guerre mondiale décline le thème éternel de l’amour, étudié sous un angle pragmatique : la confusion entre amour et passion intellectuelle dans La Confusion des sentiments ; les vertus de l’adultère dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme ; la durée de l’amour dans Le Voyage dans le passé.
L’intrigue ressemble à beaucoup d’autres : un jeune homme, tombé amoureux de l’épouse de son mentor, la retrouve neuf ans plus tard, de retour du Mexique, où il a fondé sa carrière, sa famille, et son avenir. Les deux s’étaient promis un voyage et une nuit d’amour avant son grand départ, mais à présent qu’ils se revoient, vieillis, le doute s’instille.
Le récit s’apparente à un cliché littéraire – et effectivement, il l’est. Et c’est là son intérêt. Inscrit en pleine mythologie de l’amour romantique, Le Voyage dans le passé y sème les graines de la désillusion. Scandée par la mécanique du train, la nouvelle étouffe les élans lyriques sous les jets modernes de la vapeur. Si tant est qu’il eût un jour existé, le mythe du grand amour éternel disparaît pour de bon dans les rouages de la modernité industrielle.
L’être et l’ombre
Au point de vue stylistique, Zweig taille un bijou d’élégance pour ce Voyage dans le passé. Amples et souples, observatrices et psychologiques, ses phrases adoptent le cheminement des pensées de Ludwig, le personnage principal, en gardant une distance critique.
Dans ce monde désabusé, l’écriture de Zweig reste une manière sûre d’atteindre la vérité des êtres. Naît alors ce qu’on pourrait appeler une poéthique des ombres. Analyse morale et stylistique se mêlent esth-éthiquement : comme doublée par son ombre, la phrase de Zweig s’étire, se questionne, se réfléchit, et reprend son élan jusqu’à la prochaine virgule, poursuivie par des spectres qu’elle s’invente. Les dernières lignes du récit constituent en ce sens un archétype de cette poéthique, que l’on pourrait décliner à l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain :
« Et, pris de frissons, effrayé, il sentit soudain le sens de cette épiphanie ; ces paroles au sens prémonitoire : n’était-ce pas eux-mêmes, ces ombres, qui cherchaient leur passé, qui adressaient des questions confuses à un naguère qui n’existait plus réellement, ces ombres, qui voulaient devenir vivantes et qui n’en étaient plus capables, ni elle ni lui n’étaient plus les mêmes, et ils se cherchaient pourtant en de vains efforts, se fuyaient et se retenaient avec un acharnement sans chair ni force, comme ces fantômes noirs sous leurs pieds ? »
Le Voyage dans le passé, de Stefan Zweig, 1929Maxime