De leur dialogue poétique un témoignage fut publié cinq ans après la mort du sage par son amie, Teishin, (La Rosée d’un lotus, Gallimard, 2002). Les deux recueils à présent traduits par Alain-Louis Colas qui édita également la précédente anthologie donnent une image complète de ce nihiliste désabusé qui reprend les grands thèmes bouddhistes d’une pensée zen radicale.
Paroles de sagesse pratique, à l’image des manuels antiques occidentaux, et notations quotidiennes, ancrées dans une tradition de l’attention à la nature, aux sensations minimes, aux modifications climatiques, qui constitue le fonds de la poétique japonaise et chinoise. Rédigées en japonais pour les premières et en chinois pour les seconds, ces deux compilations (de l’œuvre même de l’auteur) se distinguent des 99 haïku plus conventionnels qui ont été traduits il y a trente ans par Joan Titus-Carmel (Verdier, 1986).
Arrivant plus d’un siècle après Bashô et d’un demi-millénaire après Dôgen, le moine fondateur de la secte Sôtô Zen, dont il commente ici un extrait du Shôbôgenzô, grand classique de la méditation zazen, et trésor de réflexions poétiques et philosophiques sur la perception du monde et les règles de la conduite « juste », respectant la doctrine bouddhiste, Ryôkan est une sorte de modèle de moine errant et poète, considérant les activités humaines avec une morgue apitoyée pour les illusions auxquelles les hommes agités cèdent, tant dans leur existence professionnelle, que dans leurs attirances sensuelles ou leur vie au jour le jour.
Sans être totalement retiré du monde, sans couper avec la vie sociale, Ryôkan cependant choisit régulièrement des retraites en pleins bois ou en pleines montages, qui alternent avec une vie monastique plus collective. Et comme son prédécesseur Bashô, il se déplace beaucoup à travers le Japon, visitant les temples et traversant villes et campagnes.Sa caractéristique est de ne pas avoir souhaité construire une œuvre littéraire ni même spirituelle. Le statut d’écrivain, le statut même de sage ne lui inspirent aucune admiration, aucune ambition.
Trop conscient du risque de vanité, il traque en lui-même autant que dans les autres les indices de ridicule et de faiblesse : « La face du monde/ est l’inconsistance même », écrivait-il dans La Rosée du lotus. Et encore : « … la pensée/ se désordonne toujours/ nuage emporté/ d’un mouvement incertaine/ De ce qu’il faut dire/ ou faire on est incertain… » Et l’on retrouve la même idée dans ses Poèmes de l’ermitage : « Qu’il est navrant de voir les passants de ce monde/ Sans savoir quand ils connaîtront l’apaisement !/ Ils vont et viennent aux carrefours de l’existence,/ Flottant et sombrant dans les courants de la vie. » Pour désigner « ce monde », Ryôkan utilise l’expression bouddhiste sangai, traduction du sanskrit triloka, les trois royaumes (le ciel, la terre et l’enfer, ou le désir, la matière subtile et l’immatériel).
Les textes ici proposés ne sont pas pour autant théoriques ni dogmatiques. Ils ont une certaine légèreté insolente, à la manière d’épigrammes antiques si l’on veut une analogie occidentale. Et, si l’on veut hasarder une comparaison avec les contemporains européens de Ryôkan, c’est à la fois à Leopardi et à Kierkegaard que l’on pense en lisant ses conseils, ses poèmes, ses miscellanées.
Ce n’est donc pas une philosophie structurée et systématique, mais une rêverie visant au dépouillement et à une sorte de méfiance généralisée, de suspension de toute croyance trop ferme et de critique généralisée des valeurs mondaines. Parmi les penseurs zen, Dôgen (1200-1253) passe pour le plus radical, le plus profond, celui dont les raisonnements trouvent le plus d’écho dans la métaphysique occidentale des trois derniers siècles. On ne sera donc pas étonné de voir Ryôkan, reprendre et réinterpréter une page de son lointain maître sur aigo, « la pensée amène », le dialogue bienveillant que tout homme doit entamer avec ses semblables « comme à autant de nouveau-nés ».
Les anecdotes rapportées par son disciple Kera Yoshihige rappellent un peu l’entreprise de James Boswell pour Samuel Johnson, à peu près à la même époque. Le détachement de Ryôkan y apparaît à chaque occasion, ainsi qu’une ironie mordante. « Ce que le maître n’aime pas : la calligraphie de calligraphe, la poésie de poète ou, en particulier, la composition poétique pratiquée à partir d’un titre convenu. » Tout ce qui peut le conduire sur une voie insincère, soucieuse du regard superficiel des autres et de conventions sociales lui fait horreur. La pose même de l’artiste lui inspire un certain mépris tant il y subodore fausseté, niaiserie, artifice.
En cela, il s’inscrit bien dans une tradition de moines et d’ermites, dont on trouverait d’ailleurs des équivalents dans la patristique romaine. Et, en ce qui concerne la poésie, il ne faut pas imaginer que ce soit par un principe de conservatisme obnubilé par la littérature classique, car interrogé sur ses lectures, il répond que le Manyôshu et le Kôkinshû (les deux grandes anthologies japonaises du VIIIe et Xe siècles) sont à peine « pénétrables » et les volumes qui ont suivi carrément illisibles…
Ses Avertissements (tels que les ont transcrits son amie, la nonne Teishin) portent la trace de mêmes désenchantements sarcastiques. Et les façons de s’exprimer que le sage bannit répondent au même esprit : « le langage de celui qui veut passer pour avoir tout compris », « le langage pédantesque », « le langage de qui veut passer pour un connaisseur en art du thé », « le langage de qui veut passer pour un connaisseur des arts ». De même, dans ses Poèmes de l’ermitage, lit-on : « Qui peut dire de mes poèmes qu’ils en sont ?/ Mes poèmes ne sont pas vraiment des poèmes./ Il faut savoir que mes poèmes n’en sont pas./ C’est alors que nous pourrons parler des poèmes. »
Absence de forfanterie, absence de dogmatisme, absence de mimétisme, authenticité. Le mot n’est pas écrit, pas plus que celui de liberté. Ces concepts seront développés plus tard au Japon, sur le modèle de la philosophie occidentale traduite. Ils sont pourtant, sans être exprimés, déjà là, en négatif. « Une soirée d’entretien avec lui nous purifiait le cœur. Il n’avait nul besoin de nous commenter les Ecritures ou autres textes, ni de nous exhorter à la bienfaisance. Et il pouvait aussi bien tourner dans la cuisine, pour s’occuper du feu, que se livrer dans le salon à une séance de recueillement (zazen). » Ainsi le traducteur développe-t-il (plus qu’il ne traduit) les notations de Teishin.
Comment ne pas penser à Thoreau et à son Walden (traduit par Brice Matthieussent, Le mot et le reste, coll. « Attitudes », 2010) : « Je suis parti dans les bois parce que je disais vivre de manière réfléchie, affronter seulement les faits essentiels de la vie, voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu’elle avait à m’enseigner, et non pas découvrir à l’heure de ma mort que je n’avais pas vécu. »
René de Ceccatty
Kera Yoshihige, Avertissements, suivi de Histoires curieuses touchant le maître de zen Ryôkan Traduit du chinois par Alain-Louis Colas. Ed. Le Bruit du Temps, 192 pages, 16 €. Ryôkan, Poèmes de l’ermitage Traduit du japonais par Alain-Louis Colas Ed. Le bruit du temps, 336p. , 26€
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