chacun sa route
le crocodile
en forme de cercueil
glisse au fil d’une eau trouble
gondole convoyant un défunt inconnu
exode post mortem
croisière vers une vie rêvée
sous le vol planant des barbuzards
sur le fleuve de bitume ou de poussière
innombrables
l’un courant après l’autre
par paires ou seuls
les pieds
parcourent le destin africain
des existences progressent en noir et gris
d’une vignettes de bédé à une autre
ainsi cheminent
les révoltes intérieures de vies subies
en un concert de voix tues
qui font des pieds et des mains
pour laisser entendre
leur besoin vital non satisfait
s’en fout le président
dans son Palais blanc si blanc
et quand il en sort
à l’abris de vitres noires
dans sa limousine noire si noire
des gendarmes en tenue léopard
paradent tels des matamores
ici comme partout
le poids des barrettes sur les épaules
rend rigide la gent militaire
les chevaux des taxis hipomobiles
lèchent les lunettes arrières des automobiles
des chèvres en procession
traversent au péril de leurs cornes
elles seront en retard à la messe
des bébés circulent à dos de mères
dans une cour d’école
aux limites immatérielles
des enfants aux blouses vertes
courent en tous sens
après leur présent
de frêles adolescents
marqués de taches bleues
traînent ces signes du passage rituel
de l’enfant à l’adulte
sur la mer lagune
des pirogues s’allongent sur l’horizon
figurines noires
sur l’orangé du couchant
un vieillard
repose ses mains usées
sur le bâton passé derrière sa nuque
parti à l’aube vers son destin
des femmes longilignes
ayant tiré la corde au puits
portent comme de majestueuses coiffes
des outres pleines
la sueur nécessaire pour tirer l’eau
ou pour tourner un robinet
l’eau n’a pas le même goût partout
il faudrait prendre le temps de dessiner chaque arbre
pour comprendre la nature
et l’apprécier
la vie ordinaire
tue l’offrande faite au ciel
*
*
noire attitude
elle est terrible et froide la main nue
qui se tend
dans les rues de Dakar
le soleil indifférent attise la soif
brûle le corps
endort la vindicte
les doigts interrogent
les yeux sans vis-à-vis renoncent
l’abstinence du regard devient
habitude
la vie tient exactement
dans une boite de conserve
chaque matin questionne
quand finira l’avenir ?
la réponse viendra
dans la langueur des heures
ventre vide
regard vide
sébile vide
lassitude
quelques pièces tintent
qui sifflent la prolongation
comme l’arbitre au foot
l’avenir sera nourri un jour de plus
Dieu est grand
la misère recule d’une escarbille
venue du monde pourvu
le mendiant de couleur n’a pas de couleur
sa joue est creuse
comme la dent qui creuse la tombe
des mangeurs
dans les réserves pour blancs
la poussière des rues
habille les cœurs de néant
*
*
la kora mandingue
écoute la corde qui vibre
unique
sa mélopée grave obéit au doigt
et à la voix de l’homme
en modulations rauques
c’est la plainte des ancêtres
bannis de leur condition d’homme
extirpés de cette terre
pour mourir en mer
ou servir de biens mobiliers
en application du code noir
griots et sorciers furent inopérants
autant que les grigris
bagues amulettes et ceintures chargées
orpheline de tant de fils
la terre latérite
pleure des larmes rouges et sèches
les chèvres faméliques
seules à se croire en liberté
offrent leur sollicitude
au peuple noir
les baobabs
aux allures de bougeoirs éteints
en sont tout retournés
ils se sont mis la tête sous terre
pour que leurs racines
puisent des prières dans le ciel
fervente quête
aussi futile que le parfum d’encens
que sèment au vent les eucalyptus
en pure perte
*
*
*
Né à Saint-Germain-en-Laye en 1935, Mario Urbanet a grandi entre deux langues, celle du Frioul paternel et le français de sa mère. L’occupation allemande, les chantiers du bâtiment à quatorze ans, la guerre d’Algérie à vingt, et un fort engagement citoyen lui ont appris l’essentiel sur la vie. Les livres lui en ont dit les valeurs. Il tente de découvrir comment fonctionne ce monde étrange. Il appareille ses mots comme les pierres d’un mur où s’ouvre la fenêtre du vent, qui répète inlassablement : Pourquoi ?
Ses poèmes sont édités au Temps des Cerises, Le Serpolet, éditions Henri, l’Amandier, La lune bleue, Couleurs et Plumes, dans diverses revues et anthologies collectives. Ses contes sont publiés par Albin Michel, Glénat, Milan, Père Castor, L’Harmattan.
*
*
*
« Couleurs noir » est disponible ici : http://www.editions-unicite.fr/auteurs/URBANET-Mario/couleurs-noir/index.php
..
.