" Au Cambodge, je garde dans mon bureau une cuillère identique à celle que j'ai utilisée pendant quatre ans, de 1975 à 1979, dans un camp de rééducation. Elle me rappelle la solidarité qui existait dans nôtre groupe. Nous étions quatre, dont un enfant, et nous mettions en commun nos rations pour qu'il mange suffisamment. Mais la contenance de ma cuillère était supérieure d'au moins 30% à la sienne. Il a donc fallu calculer combien de cuillerées chacun pouvait avaler pour nous alimenter équitablement. Cette forme de solidarité nous a sauvés. Chaque fois que cette cuillère me tombe sous les yeux, je me remémore les trois autres garçons du groupe, qui sont peut-être morts mais ont su rester digne face à la difficulté. Les objets sont parfois beaucoup plus que ce qu'ils paraissent. Dans le camp, lorsque certains mourraient et que les corps étaient emportés pour être jetés dans une fosse, tout ce qu'on pouvait faire, c'était couper une mèche de cheveux avec l'idée de la remettre un jour, peut-être, à la famille. Ou arracher un bouton de chemise. Dans le film, le personnage compte des boutons. Peu importe, si l'on ne comprend pas qu'il compte des morts. On n'est pas obligé de tout comprendre...
C'est un exil intérieur, qui a précédé l'exil physique de mon départ pour la France. On ne mesure pas ce qu'implique le fait de partir. On ne se rend pas compte qu'il ne s'agit pas d'un choix, et qu'une fois exilé on l'est pour toujours. La légèreté avec laquelle on parle de ces gens qui risquent leur vie sur de petits bateaux m'est insupportable. Comme la façon dont on les traite..."
Rithy Panh, extrait d'entretien pour Télérama 3516 du 31/05/2017. http://www.telerama.fr/festival-de-cannes/2016/exil-de-rithy-panh-la-si-belle-presence-de-l-absence,142347.php