Tous les jours, Miroslav Tichy (au Centre Pompidou jusqu’au 22 septembre) sortait de chez lui et faisait une centaine de photos, trois rouleaux. Tous les jours, dit-il, il flânait dans la ville, à la recherche de morceaux de réalité qu’il pouvait capturer. La très grande majorité de ses photos sont des femmes, à la piscine, sur un terrain de sport, dans des boutiques, au milk-bar, à l’arrêt de bus, parfois chez elles derrière des persiennes : femmes allongées, assises les jambes croisées, marchant. Les jeunes femmes de la piscine sont photographiées de l’extérieur, on ne le laisse pas entrer, le grillage se surimpose, est un motif omniprésent, associé au corps, marquant la distance, l’inatteignable (elles sont pourtant si proches).
Les photos de couple (il y en a deux seulement dans l’expo) témoignent de la même aspiration, de ce même désir : cette tendresse que, vieux garçon chaste, il n’aura jamais connue, cette nostalgie du bonheur,
cette mise à distance par les grillages, les buissons, par l’appareil photo aussi, qui le protège et le met à part, qui le singularise et le distancie. Voyeurisme, direz-vous. Certes, mais voyeurisme innocent, triste; Tichy était accepté par ses concitoyens, homme étrange mais inoffensif. Ermite, mais pas sauvage, il avait des relations avec beaucoup, n’était pas coupé du monde.La figure de Tichy en évoque bien d’autres, l’artiste maudit, rebelle, marginal, l’artiste sériel, obnubilé par son processus et se désintéressant du produit fini, l’artiste flâneur, marcheur*, et aujourd’hui l’artiste redécouvert par le système de l’art.
Ne manquez surtout pas de voir la vidéo d’une trentaine de minutes tournée par Roman Buxbaum, son ‘découvreur’ : vous n’êtes pas prêt d’oublier certains de ses aphorismes.
Je pourrais bien sûr vous parler de lui pendant des heures (et je serais heureux d’avoir vos commentaires sur l’expo, en ligne ou par e-mail, ça me sera très utile). Je finirai avec une photo, la dernière à gauche avant de sortir.
C’est une femme blonde couchée, les seins nus : baigneuse morave audacieuse ou actrice autrichienne à l’écran ? La photo elle-même est un peu floue, et, au tirage sans doute, des accidents divers sont advenus : des flots noirs entourent le corps féminin, le portent, le caressent; l’épaule droite semble avoir disparu, et deux traits noirs sinueux encadrent le torse. Une moderne Ophélie, emportée par les flots du Styx. Le cadre aussi a souffert, tâches d’humidité et marques noires. S’en dégage un charme onirique, incertain et fragile. Tichy nous emmène dans des contrées inconnues, où les femmes sont belles et inatteignables, où le hasard et les erreurs gouvernent tout, où on ne peut être sauvé qu’en vivant en retrait du monde et en faisant inlassablement cent huit photos par jour, jusqu’à plus soif, jusqu’à l’extinction du désir. Bienvenue ! Tichy veut dire ‘pacifique’ en tchèque.
* Ce thème est développé plus en détail dans mes contributions aux deux ouvrages mentionnés hier, livre et catalogue.
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 30 septembre à 13:33
Miroslav Tichy