(Anthologie permanente) Rémi Checchetto, "y aller en taupe avisée et obstinée"

Par Florence Trocmé

Rémi Checchetto publie Le Gué aux éditions Dernier Télégramme. Quatre extraits :
Quant à l'eau froide, on ne négligera jamais que l'eau froide a du bon et qu'elle est parfois préférable au gué les pieds au sec, c'est qu'elle est une solution pour passer à autre chose, pour faire passer les idées à autre chose, pour se les changer en se les remettant à l'endroit, à l'endroit même où elles ont de bien belles bien bonnes idées, où elles sont de bien belles bien bonnes idées qui nous remettent à l'endroit, plus cul par dessus tête ou tête dans le sable ou tête dans le corbillard, c'est pourquoi on ne négligera pas l'eau froide, tout au fond il y a des herbes, ça nous met de la souplesse dans les yeux jusque dans les méninges, et puis l'eau froide est douce et tendre, et alors là plonge ! nage ! nage ! et songe ! songe dans les mousses où zéro frousse fin de vie que nenni !
Et quand tout, tout se touche de tellement trop près, quand tout, tout est en nickel ordre, impeccable pas une poussière à souffleter, pas un mot à redire, lorsque c'est la perfection et l'harmonie et le calme tout est calme et l'excellence tout est parfait, mirobolant, mirifique, où est-elle la place pour être chimérique ? comment se faufiler pour passer dans les imaginations, pour s'avancer dans les explorations vers les trouvailles ? comment peut-on ne serait-ce que tendre les yeux en avant afin que quelques mots nouveaux puissent venir et les suivre ? où est-il l'espace de l'instable ? où est-il le lieu de la chute, celui des pertes et des déficits ? où est-elle la contrée de l'affamé ? où se tient-il le manque ? où se tient-elle, en quelle terre se terre-t-elle la solitude ? quand manquerons-nous à nouveau de mots ?
Ne pas se retenir, ne plus, ne pas, plus se tenir ni aux branches ni à soi, ni au temps ni à l'estime de soi, et se laisser aller, autant que possible, et se perdre les mains dans nos alentours et même dans les circonférences lointaines, et s'éloigner dans nos vagues idées et dans nos confuses pensées et dans notre boussole déboussolée, chanceler là puis se désarçonner, oui, et être celui qui tombe, se perd, pour commencer être celui qui se perd de vue et se perd d'ouïe et se perd d'affection, oui, ne plus se côtoyer, ne plus se parler et s'entendre affirmer, ne plus, et peut-être qu'une autre voix en soi, et sans doute qu'un nouvel événement, juste un seul élan inconnu de nos lignes de vie, de nos empreintes, peut-être, c'est ça, ainsi, et un jour l'autre saluer chapeau bas comme il se doit un autre que soi en soi
Et maintenant cette évidence, cette évidente évidence qui arrive, tombe, monte maintenant, que maintenant, mais maintenant, ce n'est pas passer la montagne qu'il faut, c'est entrer dans la montagne qui est nécessaire, y aller en taupe avisée et obstinée, autant que possible, en coureur de fond, en boulet de canon que ni la fatigue ni le découragement ni le doute ne guettent, être le vivant avisé, ne pas baisser la tête, ne pas la rentrer dans les épaules, se présenter droit, bras écartés, poitrine exposée, tous les sens ouverts, tous les désirs offerts, être vif sur le chemin vif; être vif puisque c'est cela qui rend le chemin vif, qui permet au chemin d'accéder aux vœux, de sortir
de la montagne et d'entrer dans l'éblouissement, l'écarquillement, même si en nous fatigue, même si corps usé, cœur rapiécé
Rémi Checchetto, Le Gué, Dernier Télégramme, 2017, 63 pages, 10€, pp. 7, 10, 13 et 23.
Rémi Checchetto dans Poezibao :
Puisement (par A. Emaz), Très grand gel (A. Emaz), "Jours encore après", par Antoine Emaz, (note de lecture) Rémi Checchetto, "Ici même", par Antoine Emaz