En novembre 2013, son époux est décédé d'une maladie dégénérative. Aujourd'hui, cette mère de quatre enfants puise dans sa foi la force de vivre l'instant présent, en communion avec Léonard, dans le mystère de la résurrection.
Léonard, l'homme que j'avais tellement attendu, espéré, est tombé malade au bout de six ans de mariage. Quelques mois après notre première rencontre, il me demandait si j'étais d'accord pour passer les 50 prochaines années avec lui. J'avais 28 ans, lui, quasiment 30, la vie nous souriait. Au lieu des 50 ans prévus, nous en aurons vécu physiquement ensemble 10.
En 2010, le diagnostic tombe : Léonard est atteint de la maladie de Charcot, maladie dégénérative entraînant la paralysie des muscles. Sur le moment, nous refusons de nous engouffrer dans des recherches angoissantes sur Internet. Notre quotidien avec nos quatre enfants – l'aînée a 6 ans, le dernier 18 mois – mène la danse. Quelques mois plus tard, nous comprenons que le pronostic vital est engagé. Léonard boite de plus en plus, le voile se lève. Dès le départ, nous nous promettons que cette maladie n'emportera pas notre amour. Une parole entendue lors de notre retraite de fiançailles :
« J'ai beaucoup souffert de maux qui ne me sont jamais arrivés » sera notre leitmotiv, une injonction à vivre pleinement le présent. Nous ignorons de quoi l'avenir sera fait et évitons d'envisager le pire. En avril 2012, Léonard devient complètement dépendant. Nous comprenons qu'il restera de manière définitive dans ce fauteuil. Notre vie prend alors un tout autre tournant.
Mon caractère volontaire et énergique m'a soutenue, mais à vue humaine cette épreuve est insupportable. C'est la grâce qui m'a permis de tenir, en plus du soutien de nos proches. Nous savions que nous étions dans la main de Dieu, Lui qui s'était engagé avec nous dans le sacrement du mariage. J'ai expérimenté avec Léonard cette grâce de vivre au jour le jour, en sachant m'émerveiller de choses admirables. En une seconde, vous vivez à la fois la beauté de la vie et son âpreté, sa dureté. Beauté, lorsque je voyais Léonard dans son fauteuil, un enfant sur ses genoux, deux autres derrière en roller, et le quatrième sur sa trottinette. Dureté d'être au four et au moulin, en permanence sollicitée, et de contempler son corps amaigri qui se dirigeait vers la mort. Aujourd'hui encore j'ai énormément de mal à voir les photos de Léonard malade. Je n'ai jamais voulu m'habituer à la laideur et je crois que d'avoir toujours été tournée vers le Beau m'a portée jusqu'à présent.
Mon chemin spirituel jalonné de rencontres marquantes, lectures, retraites, divers engagements m'a aidée à vivre cette épreuve durant laquelle ma foi a été renforcée. À 17 ans, j'ai découvert Bernanos et son
Journal d'un curé de campagne. Cette lecture fut au cœur de ma maturation spirituelle. Au fil des pages, je compris que notre bonheur dépend de l'acceptation, non résignée, de ce qui nous arrive. Là se situe notre liberté, à l'orée de deux chemins : soit on se révolte, soit on accepte.
Je ne me suis jamais révoltée contre Dieu même quand nous repartions de Lourdes sans guérison. Dieu n'a pas voulu le mal, il l'a permis, c'est le fruit de notre liberté. La non-guérison de Léonard n'est pas une question que je me pose, car elle est vaine et mortifère. Je sais que je n'aurai la réponse qu'au Ciel. À la fin du
Journal d'un curé de campagne, sont repris ces mots de sainte Thérèse de Lisieux :
« Tout est grâce. » Personnellement, je ne peux pas dire que tout est grâce mais que tout devient grâce. Je ne veux pas faire d'angélisme, cette maladie a été terrible, d'une violence indicible. Ma question aujourd'hui est : comment répondre à ma souffrance et à celle des autres ? J'essaie, avec mes limites et mes fragilités, d'aider ceux qui en ont besoin, et d'être à ma place ici et maintenant, en faisant mon devoir d'état, de mère de famille et dans mon travail.
J'ai évidemment connu des heures de révolte contre la maladie. La tentation était d'ailleurs parfois forte de faire un raccourci entre la maladie et le malade. Les moments où Léonard me demandait de l'aide, de la toilette aux repas, pouvaient être difficiles à vivre, entre les nuits non récupératrices et les journées tourbillon. Certaines fois, je me demandais ce que je faisais là et j'étais saisie de l'envie d'échapper à cette vie, de revenir à celle d'avant... J'aurais aimé ne pas avoir ces pensées mais c'est ainsi, et je regarde tout cela avec douceur. Je suis de chair et d'os, imparfaite, et c'était dur d'être déchirée entre lui, les enfants, mes projets professionnels. Si j'ai pu douter, me demander si je n'allais plus l'aimer, je répondais très vite, je l'aimais même de plus en plus.
J'ai été édifiée par toutes les qualités de mon mari et son acceptation aussi paisible de l'épreuve. Certes, j'aurais préféré qu'il ne soit jamais tombé malade, mais même si j'avais su dès le départ ce qui allait nous arriver, même si notre mariage n'allait durer que trois jours, j'aurais signé. Dix ans, c'est court, mais si c'était à recommencer, je le referais. La beauté n'est pas tributaire de la durée. Nous avons tant construit et vécu pleinement, que je ne regrette rien. Notre volonté d'être ensemble dans la fidélité était plus forte que tout.
Aujourd'hui, je suis très heureuse de la vie que j'ai et je considère que j'ai une chance incroyable d'avoir été la femme de Léonard, qu'il soit le père de nos enfants. Je puise de la fierté, de la joie, de la force d'avoir eu la grâce de pouvoir rester à ses côtés lors de son agonie. D'avoir pu être là, à son chevet, de lui avoir tenu la main, l'avoir caressée, et lui avoir dit :
« Tu peux partir en paix, ne t'inquiète pas. Je serai heureuse, et les enfants aussi. » Lui avoir dit
« pardon, merci, je t'aime ». Nous être redemandé l'un et l'autre en mariage. Ces trois jours où j'ai vécu de façon concomitante le mystère de la mort et de la résurrection m'ont changée à tout jamais. À certains moments, j'avais la tête dans le ciel, habitée d'une joie et d'une paix profondes. J'ai perçu de manière très incarnée, à l'approche de sa mort, puis lors de son dernier soupir, qu'il mourait et naissait en Dieu. Qu'il vivait une seconde naissance au ciel.
Cette joie profonde est toujours là en moi, et j'espère qu'elle ne me quittera pas. Vivre la maladie et la mort de Léo a renforcé mon goût de la vie. Je m'émerveille de toutes les petites et grandes joies du quotidien et m'ancre dans le moment présent, car penser que j'ai encore 50 ans à vivre sans lui serait insoutenable. Son absence est crucifiante, j'aimerais partager physiquement avec lui cette vie, le voir ne serait-ce que quelques minutes, même avec sa maladie. Mais je sais qu'il est là avec nous et que si nous allons bien, c'est grâce à lui : par son intercession, je gagne des qualités qui étaient siennes : de patience, de confiance, de sérénité... et je m'étonne moi-même !
Le jour où Léonard a su qu'il ne pourrait plus marcher, il m'a dit de son air malicieux :
« Si je ne marche plus, je courrai. » Non pour fuir la mort, mais pour courir le risque du bonheur. Je suis convaincue que le jour où je naîtrai au ciel, nous nous jetterons dans les bras l'un de l'autre. Je me jetterai aussi dans ceux de mon Père qui m'attend déjà ici-bas et qui est là à chaque instant.
***
source : La Vie