« Au commencement la vie continue. Il n’y a pas de spectacle (…) Il n’y a pas de pièce. »
Mais, dans Deux de Philippe Jaffeux, publié dans la collection "Théâtre-Tinbad" en ce mois de juin 2017, le lecteur n’assistera pas à une répétition. Il assistera à un dialogue entre deux personnages -ou trois puisqu’il faut compter avec une troisième figure (IL) évoquée dans son absence même- dont « les rôles, N°1 et N°2, sont tenus chacun par 13 acteurs qui se partagent les répliques » (Christelle Mercier, Présidente des éditions Tinbad, dans sa présentation du livre) ; il assistera à la formulation performative du Texte littéraire en son espace d’énonciation et d’interprétation déployé dans l’univers du cirque, de l’exploit sportif, de la danse ; assistera à l’expression d’un espace textuel (lieu central traversé d’yeux mentaux en déploiement incessant de lignes directives en fractales), éclaté en tous ses états.
Éclat / éclatement de l’intrigue : par son évocation d’une troisième figure (IL), absente. Éclat / éclatement des acteurs-personnages : interchangeabilité des 1222 répliques composant ce texte de théâtre expérimental. Éclat / éclatement de l’unité de temps et de l’unité d’action : en mode créatif permanent se réinventant dans le courant discursif de la lecture et des interprétations. Éclat / éclatement du discours : dont la parole, les répliques, se trouvent en situation ex-centrée par la possibilité de leur propre disparition du Texte, de leur déplacement dans le courant linéaire, de leur interchangeabilité entre les personnages. Éclat / éclatement du décor : les personnages-acteurs entrent et sortent par toutes les trappes, les portes de la scène, du sol, du plafond et de la salle.
Une sorte de cubisme théâtral est à l’œuvre dans Deux, écrit par l’auteur d’Alphabet*, le chef-d’œuvre « du poète expérimental le plus mallarméen du moment, Philippe Jaffeux » (Christelle Mercier). Une sorte de cubisme littéraire bousculant les perspectives. Déplaçant dans une cinétique scripturale les points de vue. Basculant, pour la reconstruire dans le vif poétique du Langage et de ses représentations, la structure textuelle.
L’illustration de couverture -Composition losangique avec deux lignes noires, 1931, huile sur toile de Piet Mondrian- situe le contexte.
Nous sommes bien là dans la lignée éditoriale de Tinbad, dont l’ambition est de remettre au goût du jour la création littéraire la plus audacieuse, la plus innovante, de haute et belle tenue, la plus contemporaine. Poussant par ses auteurs le plus loin des recherches en modernité textuelle, tout en publiant des écrits très littéraires et personnels, inspirés de la dernière avant-garde littéraire. Les éditions Tinbad, dirigées par Christelle Mercier et animées par l’écrivain Guillaume Basquin -auteur du révolutionnaire (L)ivre de papier et dénicheur d’auteurs dignes des ambitions de Tinbad- éclairent sur la page d’accueil de leur site le tracé de leur voie d’investigation et d’exploration :
« Comme nous estimons que les deux décennies s’étalant entre 1910 et 1930 (Futurisme, Dadaïsme, Surréalisme, Proust, Joyce) constituent la période la plus féconde en modernisme de notre Histoire -et que c’est donc de là qu’il faut repartir-, nous ne nous interdirons pas de publier des œuvres inclassables qui seraient au croisement de la poésie et du roman moderne : un violent « je » autobiographique sera recommandé et même conseillé. Notre cap : la littérature contrainte et le « Carré noir » en Littérature. Une seule certitude : pas de romans-« chromos » ! Vieilles anecdotes… »
En tailleur et couturier du travail textuel -cut, patrons, ciseaux, colle, machine à coudre- Tinbad publie là un auteur inclassable, à l’œuvre immense : Philippe Jaffeux, et publie ici la pièce d’une œuvre colossale au croisement de la poésie, du poéthique et du théâtre moderne : Deux, premier texte de théâtre (expérimental) de l’auteur d’Alphabet (éd. Passage d’encres), d’O L’AN /, Courants blancs et Autres courants (éd. L’atelier de l’agneau éditeur).
Murielle Compère-Demarcy.
Philippe Jaffeux, Deux, éditions Tinbad, coll. Tinbad-Théâtre, 2017, [230 p.] – 21 €
*Alphabet est paru chez Passage d’encres. Un dossier lui sera consacré dans Les Cahiers de Tinbad n°4 (juin 2017), avec des textes de Guillaume Basquin co-éditeur des éditions Tinbad, et de Murielle Compère-Demarcy.