Le dernier livre de Jean-Claude Schneider est d’une impressionnante densité. Le commentateur parlerait volonté d’ambition si un tel terme n’entrait pas aussi directement en contradiction avec une tradition poétique dont les plus beaux accomplissements semblent davantage viser l'éclatement ou l’explosion.
Le lecteur note après quelques pages que la langue du poète prolifère ici en des sens d’une étonnante variété, multipliant les postures et contorsions physiques – autant de fronts sur lesquels elle s’engage comme pour broyer, toujours plus finement, les articulations toutes faites du langage et les existences que celles-ci nous imposent insidieusement. Combien d’énoncés parfaitement inédits jonchent ou élèvent, coincent ou détonnent, brillent ou salissent ce Vertical ? Combien de poèmes autophages ? Combien de pages apparemment impossibles ? C’est le livre lui-même qui semble se nourrir de ses propres convulsions – plus fort à mesure qu’il se troue ; plus explosif à mesure qu’il se tord. Comme il est difficile d’écrire dans les marges de ces textes à l’opacité foudroyante ! Et comme il serait bête de tenter une « synthèse » de ces poèmes imprévisibles. C’est bien simple, on ne cesse d’être surpris et chaque page tournée nous confirme ce pressentiment : les mots de Jean-Claude Schneider sont capables de tout. Ils n’ont donc ni morale – bien entendu – ni limite « physique ». Ils se contaminent mutuellement, suscitant une espèce d’épidémie sémantique, une profusion de mots prêts à délirer. Mais ce tournoiement intempestif n’est pas sans colonne, sans tracé, ce qui permet à l’ensemble d’évoquer au même moment quelque chose de solide, voire de « menaçant ». De quel danger parle le livre ? Vertical donne l’impression de surmonter à grande vitesse toutes les souffrances que l’œuvre elle-même réveille, produisant un courant ininterrompu de langues qui se jouent des conflits provoqués.
Le livre est divisé en treize sections. La première, « socle (sans) », accueille le lecteur en tirant le tapis sous ses pieds. Puis, une fois renversé, elle fait s’effondrer le plancher et le sol, dernier espoir de stabilité, définissant ainsi le mouvement de chute qui traverse tout le livre. Difficile (impossible ?) de citer cette première série, tant elle doit être lue d’une traite, comme un plongeon. Viennent ensuite des pages plus indépendantes les unes des autres, comme des coups supplémentaires portés à l’espoir d’un maintien :
qui d’abord
déchire sa source la lointaine et
de déchire continue
première vue première dans ventre à travers eaux
entendue celle
entièrement diffuse en son corps
entière hors de soi pendue
à l’autre à
dehors
giron de mère murmurante où ne peut plus fruit
mûr éclaté son front
donc sans pardon
d’elle aphone
*
donc ils
s’agglutinent
sur le fond nuit
clair-obscur des figures
où bouge l’ombre
de qui
va
mû par l’appel d’assouvissement
vers ses ruisseaux
pour des conversations sous la lune
et le chant de l’errant entre murs
où éclair de sardine
son chemin
Plus loin, « Rongé de rage » définit l’énergie de cette parole devenue libre par l’effondrement :
par les eaux du fleuve emporté l’ici figure horizontale barrant
ton vide regard haletant fleuve que dessine et singe en ma page
le courant cassé-continu de mots aussi loin que vertical encore il
descend là s’enfonce avec la rivière souterraine et il s’enfonce se
rue au vieux connu visage espoir d’une neuve aussi verrouillée
incompréhension sonde ses poches de mémoire se coltine lour-
de d’envasement la barque de la lignée dont il déterre exhibe
(qui était avant les mots avant les dieux) la
sœur
la chantante sur elle se secoue ô
qui fièvre qui berce femme l’enroulée nouée
Les sections se font écho sur les plans rythmiques et typographiques tout en faisant varier la matière de langue soumise à l’explosif. Une forme de disposition neutre est atteinte à coup d’éclatement du corps et du langage. Le lecteur se prend à accueillir chaque page comme une vague supplémentaire sans s’inquiéter de ce qu’elle pourrait briser de son embarcation déjà réduite depuis « socle (sans) » à l’état de radeau. Nous n’avons plus grand chose à perdre : les repères de lecture se sont noyés dès le début. Sans lucidité, nous cessons de vouloir surnager à tout prix et acceptons plein d’une ivresse tenue au-delà de la joie et de la tristesse, les mouvement tempêtueux et chargés de remous de la voix du poète. La dernière section du livre, « fini (pas) », fait donc écho à l’ouverture et retrouve cette puissance d’emportement qui ne laisse pas l’œil le temps de souffler et enchaine, « avec la respiration haletée du fleuve », les secousses qui réveillent nos organes et confirment la vision poétique : le vivant est au milieu.
Paul Laborde
Jean-Claude Schneider, Vertical, éditions de La Lettre Volée, 2016, 140 pages, 19€.