#mastersofinstagram (National Portrait Gallery)
On ne va pas se mentir : c’est quand même un peu relou quand on nous offre un truc moche. Les solutions se bousculent et aucune ne semble vraiment adaptée à la situation. Planquez-le au fond d’une boîte ou d’un placard, et le pote responsable viendra toujours vous voir la bouche en coeur pour savoir ce qui a bien pu lui arriver – laissez-le prendre la poussière en haut d’une étagère et il y aura toujours quelqu’un pour vous rappeler son existence en ricanant.
C’est encore plus tendu quand vous êtes Winston Churchill (je sais, y’a peu de chances), et que les parlementaires britanniques ont commandé un portrait à vous faire offrir très officiellement dans une cérémonie publique à Westminster Hall, pour votre 80e anniversaire, un triste jour de 30 novembre 1954 – oh, et aussi que la Chambre des Communes et la Chambre des Lords ont toutes les deux retourné tous les coussins de leurs canapés pour dénicher mille guinées à faire payer à l’artiste.
Pourtant, à l’époque, dire que le peintre Graham Sutherland avait grave la cote aurait été un euphémisme – même si ses peintures modernistes avaient fait couler un peu d’encre. Tombé dans l’art subtil du portrait limite par hasard, son kiff à lui c’était la ressemblance. Arranger les gens ni vu ni connu pour caresser leur ego dans le sens du poil ? Meh, très peu pour lui. La légende veut que le jour où il a présenté son portrait au baron de la presse Lord Beaverbrook, celui-ci se serait exclamé « C’est un outrage, mais c’est un chef-d’oeuvre ! ». Ca en dit long.
Et coucou Lord Beaverbrook de mes cauchemars (National Portrait Gallery)
Le truc à savoir, c’est que c’était un artiste, Churchill – pour une fois il l’a jouée sympathique, tout en empathie et tout, entre peintres. Mais si, au début, il a poussé le vice jusqu’à accueillir Sutherland dans son atelier personnel, il a vite déchanté. Il voulait être représenté dans sa tenue de Chevalier de la Jarretière – mais la commission avait exigé du peintre qu’il le représente dans son habit légendaire de parlementaire. Churchill voulait être plus du côté « fier lion » que « bulldog » de la chose, sachant qu’il valdinguait toujours un peu entre les deux – mais tout ce que Sutherland a pu faire, c’est reproduire ce qu’il avait sous le nez.
Au fil des séances de poses, l’inquiétude se serait pointée sur le visage de la photographe Elsbeth Juda, esquisse au fusain après esquisse au fusain. Churchill ne voit rien, ou pas grand chose, du rendu final, pas même au stade des études à la peinture à l’huile, et les séances de poses sont suivies de travaux à partir des photographies de Juda. Tout le monde sent plus ou moins se pointer le massacre. S’il y a un truc qu’on sait de Churchill, c’est qu’il n’était pas des masses commode, après tout.
Grosse ambiance (National Portrait Gallery)
Le 20 novembre 1954, l’oeuvre est achevée – Clementine Churchill, l’épouse, en prend une photographie pour le montrer au principal concerné. La critique de madame ? Il lui ressemble, il est « vraiment inquiétant, comme lui » et il a grave l’air ronchon dessus quand même (tout en admettant que ça aussi, ça lui ressemble). Churchill, lui, est bouleversé (mais pas dans le bon sens) et dit sans vergogne qu’il est « sale » et « malveillant ». La cérémonie est alors dans dix jours – il fait savoir à Sutherland qu’il ne veut pas de cette œuvre, et puis aussi que la célébration se tiendra sans lui. Bon, il est convaincu par Charles Doughty de se pointer quand même.
Et ouais, en effet, Churchill se pointe. Il se pointe pour s’étendre dans un discours sur l’honneur qui lui a été fait d’avoir reçu un portrait officiel en cadeau. Il se pointe pour dire que cette oeuvre combine la « force » et la « candeur ». Il se pointe, aussi, pour faire un commentaire souvent perçu comme ironique au possible en le décrivant comme « un exemple remarquable d’art moderne » – la foule se marre et Sutherland est humilié devant tous, d’autant plus que l’évènement est retransmis sur la BBC.
Au cours de la même cérémonie, Churchill reçoit un livre contenant les signatures de tous les membres du parlement. Lors d’un reportage réalisé à sa mort, le commentateur n’hésite pas à dire que ce livre est probablement, d’entre les deux, le cadeau qu’il a préféré.
En vrai le truc inquiétant c’est surtout qu’il avait pas de pieds, quoi.
Les réactions ne se font pas attendre : voilà le député travailliste Bevan, très critique de Churchill, qui le qualifie ironiquement de « beau travail ». Voilà le conservateur Lord Hailsham qui le dit « dégoûtant ». Le Parlement ne manquant pas d’humour, il offre le portrait à Churchill au lieu de l’accrocher dans le Parlement comme initialement prévu. Et là, c’est le drame : disparition du portrait. Quelques demandes sont envoyées pour le récupérer pour des expositions du travail de Sutherland – elles restent sans réponses ou sont refusées. Personne ne le voit accroché. Une rumeur commence à monter : après tout, Clementine Churchill, très protectrice de son mari, est connue pour avoir brûlé des portraits peu flatteurs de ce dernier, pourquoi pas celui-ci ?
La destruction fut confirmée en 1978, mais sans entrer dans les détails. Ce n’est qu’en 2015 qu’une écoute des archives personnelles de Lady Churchill lève enfin le voile sur le mystère: il aurait été caché dans la demeure de Chartwell, avant d’être enlevé à la demande de Clementine par sa secrétaire et son frère pour aller le brûler dans un endroit isolé ni vu ni connu. « C’est ce qu’il aurait voulu », qu’affirme Lady Churchill à sa secrétaire dans l’enregistrement. Elle était, après tout, la première garante de l’image de son légendaire époux.
Et donc pour répondre à la question du titre, en cas de cadeau foireux suivez l’injonction de Clementine Churchill: burn it.
Bibliographie
- Faut regarder The Crown sur Netflix. C’est trop bien et, genre, 90% au poil historiquement. Et y’a un épisode où ça parle de ça.
- Graham Sutherland a sa petite page posey sur le site de la BBC, juste par ici, histoire d’en apprendre un peu plus. Vous pouvez aussi zieuter un tas de ses oeuvres sur le site internet de la National Portrait Gallery.
- La découverte de l’enregistrement prouvant le destin du portrait a fait l’objet d’un article dans The Telegraph, par là !
- Simon Schama a écrit un livre superbe, il s’appelle The Face Of Britain et raconte l’histoire de la Grande-Bretagne au travers de ses portraits légendaires. Dont lui. C’est en anglais mais c’est ouf.
- Vous avez du temps à tuer ? Sur Youtube, vous pouvez mater un reportage sur l’anniversaire de Churchill en 1954. D’époque. Oui oui.