(Note de lecture), Jean-Luc Parant, "Le miroir aveugle", par Eric Darsan

Par Florence Trocmé

Essais, confessions, journal de bord intime et extime, Le miroir aveugle de Jean-Luc Parant se dépl(o)ie suivant cinq mouvements – Face à nous-mêmes, Le miroir aveugle, Des flammes dans la nuit, Un morceau de ciel sans fin, De la nuit et du vide –  pour constituer une somme surréaliste, poétique et analytique, qui éclaire sous un jour nouveau ce grand livre de vie que constitue cette œuvre-monde initiée il y a plus de cinquante ans.
« Nous restons longtemps la même personne  
parce que nous ne nous voyons pas tout entier. »
Face à nous-mêmes. A la façon dont nous percevons. Notre corps, notre image, notre identité. Face aux autres, au monde, à ce qui nous est/m'est extérieur, étrange(r). À l'existence, à la conscience, à la réalité. Face à ce miroir aveugle. Dont le contenu, dense et diffus à la fois, prisme dont les multiples facettes agissent par diffraction, offre des milliers de réfle(x)ctions. Dont tous les points sont autant d'interrogations, formulées ou non. Face à l'artiste que l'on/qui se découvre progressivement. Qui écrit pour se révéler, comme en négatif, dans toute sa singularité. Qui se sent, et donc se sait, différent de l'image que renvoie le miroir ou l'écran. (Se) Distingue. Avec ses yeux, avec ses mains. Cheminer avec Parant comme le ferait l'enfant. Qu'il était, qu'il demeure à l'intérieur de lui – « S’il n'y avait pas eu les miroirs pour me voir, je serais resté petit. »
Le miroir aveugle. Qui reflète ce qu'il est, le projette sur le passant, le perçoit comme (tré)passant. Expérience, existentielle et essentielle, de Parant. Qui d'un état d'esprit fait un état de fait. Où la philosophie, comme souvent, rejoint la science dans ses conclusions. Qui conclut à l'accélération de la rotation de la Terre, du temps, des déplacements. Accroît le sentiment de la catastrophe, la conscience du temps qui passe, de l'infiniment petit et grand, de l'éternel et de l'éphémère. Resitue la question de l'intériorité de soi, de l'extériorité des autres, dans celle de l'autoportrait de l'auteur en artiste – « La représentation de moi-même qui passe par les yeux des autres n'est pas non plus mon autoportrait. C'est mon portrait photographique. » Portrait composé de dizaines d'autres, vignettes qui accompagnent le texte et montrent l'auteur saisi à tous les âges de sa vie.
Des flammes dans la nuit. De celles qui éclairent. La terre, l'univers, le soleil : c'est toujours via et vers l'infiniment grand que se projette Jean-Luc Parant, qu'il se comprend, se mesure, exprime sans démesure le sentiment intime d'appartenir à un grand tout. Accessible dans ses idées, complexe dans ses développements, à l'instar de l'ensemble de ses écrits, Le miroir aveugle, où « L'écrivain et artiste s'interroge sur sa vie et sur l'origine des yeux et des boules qui hantent son œuvre », ne donne pas de réponses. Ou plutôt les donnent sans les relier, comme s'il s'agissait d'interrogations autre, tournant autour des thèmes du miroir, du regard et du toucher, du visible et de l'invisible, de la lumière et de l'obscurité – « J'ai fabriqué des boules pour reproduire ce que je ne voyais pas de moi-même, et j'ai écris des textes sur les yeux pour reproduire ce que j'en voyais. »

Un morceau de ciel sans fin. Fragments d'une œuvre abondante (près d'une centaine d'ouvrages recensés dont chacun les contient tous), projet et réalisation, dessein et dasein, davantage que le plan d'un hologramme (ce que sont, au mieux les livres la plupart du temps), les volumes de Jean-Luc Parant (livres et boules) tournent sur et autour d'eux-mêmes, comme ivres et saouls. Tout plein de Parant, pensant, parlant, vivant et écrivant, existant et transcendant. Dont l'écriture se déploie, automatique, répétitive et rotative, par allers et retours constants. Dans un mouvement elliptique, hélicoïdal, qui procède en spirale, de l'intérieur vers l'extérieur. Qui lance ses questions comme autant de flèches. Tance le lecteur qui tente de les saisir comme autant de boomerangs. De reflets. D'éclairs. Chaque trait de lumière éclairant un objet projetant dans le même temps son ombre sur le suivant qui, à son tour, appelle un éclairage.
 
Parcourir des yeux, des mains, l'œuvre de Parant, c'est accepter de (re)passer aux mêmes endroits, jusqu'à être sûr de n'en avoir oublié aucun, avant de découvrir une œuvre hermétique, mais ouverte, qui prend le temps et l'espace nécessaires pour aller au bout d'une chose, d'un sens, d'en expérimenter la totalité. Et ce n'est qu'à la suite de ce qu'il faut bien appeler une expérience de lecture qu'apparaît, comme une apocalypse, l'effroyable révélation De la nuit et du vide – « on m'a menti, il n'y a rien » – la justification de l'œuvre tout entière – sa née cécité – et l'évidence du regard – trop souvent oublié au profit de la connaissance – et du toucher qui lui confèrent forme et sens, en un mot : sa réalité. Une évidence rendue à la vérité, que l'on ne pouvait appréhender sans l'expérience qui passe par la glose – à l'instar de l'impressionnant roman de Juan Juan José Saer – pour atteindre la gnose.  
« Je passe mon temps à chercher et à dire l'incertitude, à dire des choses absurdes ou qui ne sont pas vérifiables véritablement. Mais je les vérifie en écrivant. »
Avec Le miroir aveugle, Jean-Luc Parant, peintre et sculpteur de l'intériorité, signe un ouvrage pro(-)fond(s), méta(-)physique et spirituel, qui ne s'embrasse pas de l'habituel apparat et arsenal institutionnel et épistémologique philo-sophique/-génétique – CQFD – qui font d'une discipline une science et d'une science une religion, pour révéler combien il apparaît étrange(r) et donc nécessaire d'interroger l'évidence du et des sens.
Remarquable réflexion sur l'existence, l'apparition et le travail de création, le miroir aveugle est le fruit d'une introspection, d'une contemplation et d'une méditation réelles et profondes, qui s'appuient sur une conscience lucide et sur une imagination riche et débridée pour mieux les (re)mettre en question, comme en abyme, cherchant en guise de réponse, un écho, une ligne de fuite, une loi de Planck, un rayonnement fossile – « Il faut écrire dans le vide jusqu'à ce qu'un long hurlement sans fin tente de traduire ce que nous avons écrit. »
Eric Darsan
Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle, éditions Argol, 2016, 195 p., 18 €