On ne part pas à la recherche des œuvres d’Ernest Pignon-Ernest comme on irait dans une galerie voir rassemblés les derniers travaux d’un artiste. Essentiellement éphémères, ces œuvres, placées aux coins des rues, livrent leur étrange beauté jusqu’à ce que les intempéries ou des affiches concurrentes les en délogent. On ne peut les connaître alors que par des dessins préparatoires ou des photographies. Il paraît cependant qu’il resterait à Naples quelques travaux de l’artiste, réalisés au début des années 1990 et préservés grâce aux soins des habitants.
Nous savons à peu près, en partant, à quoi nous attendre : des dessins à la pierre noire sur papier ou des sérigraphies, toujours en noir et blanc. Appliqués sur des murs aveugles ou des portes condamnées, ils se tiennent au milieu des affiches lacérées et du plâtre écaillé. La plupart sont inspirés de tableaux du Caravage. De fait, quelques mois avant sa mort, le Caravage séjourna à Naples, où, au cours d’une rixe, il fut grièvement blessé. Choisir le Caravage pour modèle, c’est faire écho au peuple napolitain, à sa misère et à sa violence.
Ces dessins pour autant ne se fondent pas dans leur support. Éloignés du graphisme propre au dessin de rues, ils avoisinent la perfection académique et s’offrent comme des trompe-l’œil ouvrant une porte ou une fenêtre illusoires, parfois un soupirail au pied d’un mur. Par un procédé proche de l’anamorphose, ils sont traités de telle sorte que, d’où qu’il vienne, le promeneur pense les découvrir sous leur angle principal. Ainsi, dématérialisant l’épaisseur des murs, ils laissent affleurer les secrets du passé. Car le propos avoué de l’artiste, c’est de faire émerger, tels les minéraux qui, par des failles, remontent jusqu’à la surface des roches, les épaisseurs d’histoire dont la ville a gardé la mémoire.
Le Vico della Serpe (ou rue du Serpent) est la première étape. Il doit s’y trouver une Madone au Serpent, inspirée du Caravage : la Vierge aide l’Enfant à se tenir debout sur le seuil d’une porte, tandis qu’un serpent s’agite à ses pieds — mais il s’agit aussi bien d’une femme du peuple avec son enfant qui s’aventure au dehors. Le plan de la ville situe le lieu au milieu d’un lacis de ruelles, dont l’agencement ne correspond guère à celui des rues réelles. L’homme qui finit par nous indiquer notre chemin achève son explication en nous avertissant : « Il n'y a rien à voir ! Si vous voulez visiter la cathédrale, ce n'est pas du tout par là! »
Et de fait, il n’y a rien à voir. Nous nous retrouvons dans une impasse étroite où toute trace de dessin a disparu. Les murs ont repris leurs secrets. Cependant le lieu n’est pas totalement abandonné : une vieille voiture est garée au fond de l’impasse, et une porte modeste se découpe sur l’un des murs, par laquelle un homme rentre aussitôt. Il y a aussi les herbes et les pierres sèches où un serpent aurait pu se glisser.
Si la mère et l’enfant se sont retirés, et si avec eux s’est refermée la sombre pièce que la porte entrebaîllée permettait d’apercevoir, le lieu tout entier est percé d’ouvertures.
Ce sont les fenêtres du palais, ouvrant sur le néant, et, au bout de l’impasse, deux hautes arcades, soutenues par des échafaudages incertains.
Nous ne connaîtrons donc pas les révélations d’Ernest Pignon-Ernest, mais nous voici égarés dans ce lieu sans configuration nette ni destination précise, où la vie semble infime, prête à être happée par le néant des fenêtres et des ruines.
N’y a-t-il vraiment rien à voir ? Nous espérons mille merveilles des antres douteux qui nous entourent, et la Madone au Serpent nous a conduits au seuil d’une vie que nous croyons souterraine.
La deuxième étape promet d’être étonnante. Sur un mur enduit d’un vieil ocre rouge, David brandit glorieusement la tête de Goliath. La tradition dit que le Caravage s’est représenté lui-même sous les traits du géant. Pignon-Ernest a placé la scène dans une fenêtre en trompe-l’œil, et ajouté, dans la main droite du héros, un autre portrait, celui de Pasolini, établissant ainsi un lien entre les deux artistes, qui ont connu le peuple et parlé de lui. Nous savons que l’œuvre se situe près d’une chapelle nommée San Severo.
Ayant repéré l’endroit, nous nous engageons dans des ruelles qui descendent dans l’ombre. Entre les hauts murs, le soleil éclaire à peine les pavés. nous explorons le coin sans parvenir à trouver l’œuvre, mais finalement, nous reconnaissons la façade rouge où elle devait être placée. Encore une fois, rien : la présence triomphale de David s’est effacée. Mais à la place, le lieu s’anime des bruits familiers — une radio allumée, des cris d’enfants, les Vespas bourdonnantes, et les klaxons continuels. Aux fenêtres, le linge sèche paisiblement.
A force de tourner, dans l’espoir, malgré tout, de trouver quelque chose, nous tombons sur l’entrée discrète de la chapelle San Severo. Quand nous attendions un dessin en noir et blanc, c’est une débauche de couleurs qui s’offre à nous — fresques et marbres multicolores ornés d’incrustations. Aucun espace n’est laissé vide. La fausse fenêtre où se présentait David est démultipliée — ciels illusionnistes, lanternons et balustrades factices. Mais surtout, les mystères de l’histoire, c’est ici qu’ils devraient éclater. Voici la fameuse chapelle San Severo, décorée sur la commande de Raimondo di Sangro, noble, amateur des lettres et des arts, savant et alchimiste. Au sous-sol, dit-on, se trouvent encore deux études anatomiques dont nul n’a jamais su dire de quel matériau elles sont constituées. Un étonnant Christ mort, recouvert d’un voile de marbre plissé, plus léger et plus transparent que la gaze, serait, selon de vieilles traditions, un homme marmorisé. Et tous les guides avertissent des signes étranges qui parsèment le lieu. Partir à la recherche des œuvres de Pignon-Ernest, ce serait donc ouvrir la porte des mirages.
Pourtant, à bien regarder les fresques, il n’y a pas la profusion de symboles alchimiques que les livres annonçaient. On passe devant les deux études anatomiques sans s’en inquiéter. Et l’extraordinaire Christ mort est certes une effarante prouesse, mais tous les historiens d’art attestent que c’est le sculpteur Giuseppe Sammartino qui l’a réalisé.
Nous voulons voir encore le Tombeau de Virgile, en face duquel doit se trouver un autre Pignon-Ernest — une femme éplorée, semblable à une Marie-Madeleine. Sur la carte, le tombeau, situé sur les pentes du Pausilippe, est bien visible, on ne peut le manquer. Cependant, une fois sur place, nulle trace du monument. Les rampes indiquées sur le plan, tortueuses, ne mènent nulle part. A chaque tournant, on s’attend à le voir apparaître, mais chaque tournant, en réalité, incite à pousser plus avant, comme dans ces rêves où chaque pas rejette un peu plus loin le but qu’on voudrait atteindre. Des cars de tourisme nous semblent de bonne augure : en réalité, ils ne montent jusque là que pour montrer aux voyageurs le panorama qui s’étend à leurs pieds. Et les personnes auxquelles nous nous adressons ignorent le tombeau, ne connaissent pas Virgile, ou répondent n’importe quoi.
Ce tombeau de Virgile, si évident sur la carte, n’est nulle part, et le dessin d’Ernest Pignon-Ernest non plus. Nous aurons monté des rampes, parcouru des ruelles, balayé du regard des panoramas, mais nous n’aurons rien vu.
Le Napolitain du Vico della Serpe avait donc raison : il n’y a rien à voir. Et finalement, les secrets qu’Ernest Pignon-Ernest voulait faire dire aux murs, peut-être n’y en a-t-il pas, non parce que les œuvres ont disparu ou sont introuvables, mais simplement parce qu’il n’y a pas de mystères, pas de secrets nichés dans les pierres. Et ce que nous a révélé leur absence, c’est l’œuvre lente du temps et la vie, peu soucieuse des énigmes du passé.
De la même manière, les portes cochères démesurément hautes, telles des gueules de monstres, par lesquelles on pénètre dans les vieux palais de la ville, invitent à venir chercher les vestiges merveilleux des siècles passés. Franchie la porte, il faut traverser une cour, et puis passer au-delà de l’escalier à double révolution et des galeries, pour atteindre enfin l’arrière-cour — et gagner peut-être le saint des saints, le lieu clos où le passé aurait conservé ses trésors. Mais là on trouve des murs mangés par les herbes, des appentis de fortune, des travaux en suspens, et l’arrière-cour d’un autre palais, avec des bruits de conversation. Rien d’autre, en somme, que la vie.