Une histoire de famille
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Mika Biermann – Sangs [POL - 2017]
Article écrit pour Le Matricule des anges
La famille est un cauchemar permanent dont on peu rire (souvent jaune), surtout si elle est américaine. Un véritable nid à traumas qu’on se refile de père en fils. L’occasion de la faire tourner en bourrique est alors trop belle, encore faut-il que le mouvement giratoire possède une certaine élégance et ne trébuche pas sur les nombreux clichés qui ne sauraient manquer de paver le chemin. Les sagas familiales, d’autres part (et ce livre, à sa façon, en est une), ont une fâcheuse tendance à donner lieu à des livres indigestes d’au moins 600 pages. Mais elles peuvent très bien baisser en calories et n’en faire que 150, lorsqu’on les confie à des mains habiles. Habiles, celles de l’allemand francophone Mika Biermann le sont certainement. Dans Sangs, sous titré comme il se doit « roman américain », l’on retrouve l’écriture concentrée et fine qui faisait déjà les joies du lecteur lors de son précédent opus d’inspiration yankee, Booming (un western aux tendances fractales). Un titre simple, un seul mot, mais dont le « s » du pluriel lui permet d’évoquer aussi bien l’idée de liens (ceux, naturellement, du sang) que celle d’une violence qui voit rouge, une violence rouge-sang. Car le roman de Biermann est doublement américain : d’une part, dans sa récupération moqueuse (une moquerie subtile, qui n’est jamais simple parodie) de la famille, cette valeur douteuse ostensiblement brandie à longueur de larmoyants navets hollywoodiens ; de l’autre, dans son approche de ce qui représente l’inévitable envers de l’american way of life, la violence, en s’appropriant la figure qui la synthétise et ne cesse elle aussi de s’exporter à travers films et best-sellers, celle du serial killer. La comparaison avec le cinéma n’est pas gratuite, tout comme dans Booming, l’Amérique de Biermann est un artefact entièrement construit par « l’usine à rêve » de Los Angeles, un objet de deuxième main, malléable à l’envie, puisque faisant appel à un bagage partagé (bon gré, mal gré) par tous les lecteurs. Autant ou plus que l’Amérique, ce qui semble intéresser ici l’auteur – et c’était déjà le cas dans Booming – c’est d’abord un certain imaginaire cinématographique. La puissance de l’image, convertie en mots, permet un usage restreint de ceux-ci : inutile de s’encombrer de descriptions, elles sont déjà présentes dans l’imaginaire farci de films du lecteur. Mais ce n’est pas pour autant de chercher une complicité facile qu’il s’agit. L’ironie que pratique Biermann ne se contente pas de nous adresser quelques clins d’œil, elle lui permet d’abord d’inventer des personnages à la fois touchant et grotesques, du père vendeur de voitures d’occasions, séquestré par un fou tortionnaire et méthodique duquel il ne réchappe qu’in extremis (et plutôt bien amoché), en passant par la fille folle et pyromane, le fils nommé Elvis bien qu’il ne ressemble guère au chanteur et qui « fabrique des bombes », la mère qui vire hippie avant de finir embaumé en Inde, etc. Il y a dans ce livre un goût du délire tempéré par l’acuité du style de l’auteur, qui n’en fait jamais trop, s’approchant parfois de l’aphorisme, se permettant de glisser l’air de rien des formules qui font mouches (« C’est comment d’être morte ? Comme d’être rassasié à un buffet à volonté »). Un univers qui, ici, renvoie parfois à celui des frères Cohen, une Amérique de ploucs un peu largués, de pick-up qui avancent cahin-caha dans des chemins boueux, de zone commerciales sans âmes et de grosses caissières à l’air déprimé. Si l’histoire qu’il nous raconte – car Biermann, ce n’est pas si fréquent, est un excellent conteur – à tout pour être sordide (et elle l’est), elle n’en fait pas moins en permanence preuve d’une grande fantaisie ; fantaisie où s’exprime certainement le goût de l’auteur pour aborder les choses avec une certaine légèreté. Car rien ne pèse, ici, dans ce roman choral miniature où l’on passe, en une poignée de pages, à travers les points de vue de pas moins de 5 personnages. On ne peut cesser de rire devant l’enchaînement des dialogues à la mécanique millimétré, tout en ne pouvant malgré tout s’empêcher de s’identifier aux malheurs de cette famille dysfonctionnelle par essence, où chacun ne cesse de se renvoyer la balle de traumatismes trop lourds pour tous.