« Comme au ralenti, la mère voit les lourds blocs de pierre du sol vierge de Mauthausen écraser les détenus émaciés. Bien après le travail il leur a fallu traîner ces blocs le long de la rampe. (...) Le travail n'est pas une contrainte, l'homme se réalise dans ce qu'il fait, murmure la maman. mais il n'y a de réelle réalisation que si l'homme n'est pas l'esclave d'un autre. »
Le récit Les Exclus se déroule dans l'Autriche de l'après-guerre. Les premières pages narrent l'agression particulièrement violente d'un homme par quatre adolescents. Trois sont lycéens, une fille d'un milieu très bourgeois, le frère et la sœur issus d'une famille de la classe moyenne déclassée dont le père est un ancien nazi invalide, et le dernier un jeune travailleur d'une famille pauvre dont le père, militant ouvrier, a été tué par les nazis.
« Son fils refuse de se dresser contre ses oppresseurs, ainsi resurgit ce février 1934 où elle était encore presque une enfant. Elle avait vu de nombreux collègues qui voulaient améliorer leurs conditions d'existence, gisant dans la rue, morts et baignant dans leur sang. Le fascisme avait engagé des obusiers et l'artillerie lourde dont il disposait; aux commandes des fils de travailleurs - comme les victimes - dont le fascisme disposait également; les deux lames formées par les fils des déshérités (qui cherchaient dans la boue leur héritage et ne le trouvaient pas, d'autres visiblement l'avaient pris) déferlèrent l'une sur l'autre. »
Le sentiment de malaise, présent dès la première page, ne cesse de s'amplifier. Tout est malsain, surtout les rapports entre les personnages : ceux ambigus entre le lycéen puceau, pseudo intello et poète, amoureux de la lycéenne bourgeoise qui manipule son petit monde, le conflit larvé entre le jeune travailleur qui veut fuir son milieu et sa mère, veuve et consciente de son appartenance à la classe ouvrière, ou la violence physique et sexuelle du nazi invalide sur sa femme... Un malaise étouffant qui pervertit l'ensemble des rapports humains.
« Le législateur, bien loin des coups de feu, gère le chômage et prépare les voies du P.N.B. qui se perdent dans la nuit et réapparaissent sous les feux de la rampe et sous la forme d'une guerre mondiale. Il ouvre et ferme le rideau humain, tire les ficelles de la spéculation, du trafic d'armes, de la politique des salaires et des prix, de l'inflation, du racisme et de l'incitation à la guerre. »
Au fil des pages, le roman, inspiré d'un fait divers, prend unedimension qui dépasse la simple histoire de quatre ados. L'auteur, Elfriede Jelinek, trace, semble-t-il, une sorte de parallélisme entre leur comportement décalé, instable, schizophrène et violent et le regard très ambigu et la société autrichienne qui n'assume pas sa propre histoire et ses propres responsabilités sous le nazisme. On ne peut s'empêcher alors de penser à l’œuvre de Thomas Bernhard.
« Les socialos ne sont pas précisément le parti favori de Witkowski - on n'est pas des ouvriers - mais cette fois, ils ont fait du bon boulot, faut être juste. peut-être ont-ils enfin tiré la leçon de l'histoire et vont-ils soutenir d'emblée les seules forces dignes d'être soutenues, les forces du capital, il n'en n'existe d'ailleurs pas d'autres, car l'argent gouverne le monde, se dit l'invalide qui n'en possède point et donc logiquement ne gouverne rien mais comme chacun sait, l'argent gouverne bien tout seul. »
Dur et captivant.