Krivouline (1944-2001), poète russe, fut un des fondateurs et des acteurs de la « seconde culture » pétersbourgeoise dès 1970. C’est sous forme d’une anthologie chronologique (sur 30 ans) qu’a été traduit et présenté ce recueil par Hélène Henry. La quête de l’âme russe ne saurait se départir d’un lien très fort à l’histoire. Ainsi, si les premiers textes du poète empruntent au ton et aux accents de ses aînés, période romantique (« Que vaut l’être humain dans la poussière des voyages / coulant à travers le col étroit des rêves… »), ils n’en créent pas moins un espace d’évasion, d’indépendance, de réflexions, de liberté et de critique à l’égard du régime soviétique. « Le flot des visages (…) des êtres approximatifs et blêmes (…) des bottées de gens… » suscitent à peine de compassion pour l’auteur encore jeune. Le paysage urbain figure le paysage intérieur d’un peuple cachant mal ses angoisses et ses espoirs déçus : « façades des maisons décadentes (…) comme si dérisoires étaient nos demeures ». Pour cet « enfant(s) d’une semi-culture » jugulée et donc appelée sans cesse à l’épanouissement, c’est la sous-culture qui y répond par une métaphore évidente résumant son engagement en écriture et à maints égards : « Dans les sous-sols / (…) explose la fleur d’œillet / éclaboussant les murs ». La contradiction ici, entre un naturel symbole de beauté et la violence de la déflagration qu’il provoque, porte en elle sa résolution, dans sa manœuvre poétique valant pour politique dans ce contexte précis. Comme si la révolution (officielle, institutionnelle) pour Krivouline (et tant d’autres poètes qui s’y sont brûlés) restait inachevée. Et comme d’autres sous ce régime post révolutionnaire, il sera surveillé sans cesse, recevra pressions et interdictions de publication. Aussi, la poésie naît du doute et avance graduellement : « Ma langue embarrassée délire / et parle d’un soleil qui jadis a brillé ». Elle réveille une nostalgie antérieure au poète qui le force à cheminer vers l’homme universel à travers ses questionnements, ses frustrations et idéaux manqués. A moins que de s’affranchir des événements qui n’ont d’autre but que de servir et satisfaire l’histoire selon un jugement visionnaire. C’est pourquoi la mythologie et la religion du vieux monde occidental s’offrent en valeurs sûres, fortes de leurs figures iconographiques, leurs allégories et leur liturgie (Les Gobelins, Clio, Cassandre, Prométhée), (« le fils prodigue », « J’aimerais mourir en lisant l’Évangile », « un grand requiem de louanges »). La religion, symbolique d’autant plus prégnante, chacun le sait, est bannie dans l’idéologie marxiste-léniniste. Et quand le régime soviétique disparaît sur le plan politique, causalité oblige, la religion s’estompe au fur et à mesure de l’œuvre de Krivouline. On ne peut faire l’impasse sur ce que représente chez lui la culture : une arme bien sûr, mais aussi une manière d’exploiter ses richesses (en ascèse de soi), et sans lesquelles il lui serait impossible de circonscrire certaines tensions existentielles. Sens esthétique fait loi, exigeant car revendicatif, et peut-être salvateur qui sait, dans le but d’asseoir son éthique en faisant place nette pour l’homme éclairé qu’il est devenu. Les figures présentes dans son œuvre sont tutélaires. Par le théâtre (Tchékhov), la littérature (« l’ami Mallarmé », « les larmes de Verlaine », « pouchkine »), la philosophie (Kierkegaard, Pascal). On saisit également son intérêt pour nombre de disciplines : peinture, musique, architecture, histoire et préhistoire, lesquelles forment le réseau routier de l’âme troublée du poète pour l’en faire sortir justement. C’est par-là même l’occasion de satisfaire ce besoin d’ouverture à l’autre : cet autre à l’extérieur des frontières, ennemi déclaré par le régime, à la culture éminemment riche mais qui se voit déshonorée, discréditée quand elle n’est pas interdite tout simplement. – On notera au passage l’absence de la majuscule de certains noms propres – d’auteurs et de lieux notamment. Peut-être dans un geste d’appropriation (c’est Kierkegaard mais « gogol », « mon kant », Nice, Vienne mais « versailles », « vincennes », ou encore Khrouchtchev mais « poutine »). Le poème appelé « Le concept de Russie » est le premier point de la bissectrice qui sépare en deux parts égales (sur l’échelle du temps) l’œuvre de Krivouline, car écrit deux ans après la perestroïka, survenue 15 ans après ses premiers écrits poétiques et 15 ans avant sa mort. Il procède d’une vision sans concession : « (…) si ma pensée passe / cette colline pelée, / tondue comme au bagne, comme ouverte / à tous y compris l’ennemi, / le concept de Russie n’est pas dans les cervelles, / ni dans l’ordre du spirituel – / il est ici – visible dans l’immensité morne, / aux confins dangereux d’une âme / qui ne sait pas où sont ses bornes… ». Les poèmes de cette période ont des allures de mémoriaux (« Jardin du Dimanche rouge », « le Dégel », « Fille de la Kolyma »…), arguments avant tout pour faire le bilan d’un régime qui n’a pas encore entamé sa phase d’autocritique. Peu à peu, le lyrisme de Krivouline disparaît au profit d’un ton plus sec, aux vers de plus en plus courts au service d’un langage moins sophistiqué, moins poétisant. Le poète plus que jamais approche sa propre vérité, se rend à l’homme universel, libéré (peu ou prou des chaînes de l’histoire ?), car en contact avec sa mort qu’il sait imminente. Jusqu’aux « Poèmes après les poèmes » qui marqueront son style définitif au seuil de celle-ci, « semblables à des poèmes / et non semblables à des poèmes / ils dégagent un parfum de cuir étrillé / de métal chauffé : alors peut-être ne pas / écrire du tout ?… ». Et puis, comme un dernier relent nauséabond, obsédant, encore l’histoire (« poubelle ») : « hier encore le drapeau russe avait l’air rouge (…) nous sommes toujours ceux-là qu’à l’aurore / les gardes menaient au poteau… » Au passage de l’an 2000, Krivouline exploite ses toutes dernières forces vers encore plus de sagesse (« à qui un bilan à qui le jugement »). Son testament, s’il porte la marque de sa lutte contre le régime qui l’éreinta, lui et son œuvre, sonne par ailleurs comme une vision prophétique. Il sait que la globalisation, dont la fin de l’ère soviétique fut un des catalyseurs, n’est pas pour autant synonyme d’achèvement de la révolution. Il sait que le monde désormais unique, ayant aboli ses frontières, vise l’uniformisation généralisée et ainsi, paradoxalement, se verra d’autant plus réduit : « le monde plus jamais ne sera grand » – à savoir, aussi grand que lorsqu’il était un creuset où la diversité des cultures était prétexte à l’échange et à l’enrichissement des individus et des peuples. Tant se sont tués ou fait tuer, emprisonnés, ou se sont exilés, portés par ce besoin irrépressible. 2001, la vie d’un visionnaire s’achève. Après lui avoir laissé marquer de son empreinte l’aube du troisième millénaire.
Mazrim Ohrti
Viktor Krivouline, Poèmes après les poèmes, anthologie présentée et traduite du russe par Hélène Henry, 94 p., 17 euros, Les Hauts-Fonds.
On peut lire aussi un bel article de Patrice Beray ici