Le droit peut-il sauver la nature?

Publié le 17 mai 2017 par Blanchemanche
#Nature #Droit
17.05.2017, par Laure CailloceLou DEMATTEIS/Redux-REA
La nouvelle Constitution de l’Équateur reconnaît depuis 2008 la nature comme un sujet de droit. En son nom, la société Chevron-Texaco a été condamnée à une amende de 9,5 milliards de dollars pour les dégâts commis dans la forêt amazonienne et dénoncés par les populations autochtones.
Devant les multiples dommages causés par les pollutions et le dérèglement climatique, les initiatives juridiques et citoyennes se multiplient dans le monde, favorisant l’émergence d’une véritable justice environnementale.
C’est une première mondiale dans l’histoire du droit. Coup sur coup, au mois de mars 2017, deux fleuves se sont vu attribuer une personnalité juridique. En Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui, troisième plus long cours d’eau du pays, a été reconnu « entité vivante ayant le statut de personne morale » par le Parlement. À l’instar des personnes mineures, il s’est vu affecter deux tuteurs légaux qui défendront ses intérêts. En Inde, c’est le Gange et l’un de ses affluents, la rivière Yamuna, tous deux sacrés, qui sont devenus des sujets de droit. Cette décision prise par la Haute Cour de l’État himalayen de l’Uttarakhand doit permettre de combattre plus efficacement la pollution provoquée par les rejets industriels et les égouts.
Au-delà du caractère symbolique fort que revêtent ces fleuves dans les cultures maorie et hindouiste, ces décisions sont symptomatiques des débats qui agitent la sphère juridique en ce début de troisième millénaire et pourraient se résumer en une question : comment mieux protéger la nature ? « Le droit de l’environnement est apparu dans les années 1970, rappelle Laurent Neyret, professeur de droit privé à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. À l’époque, il était surtout question de respect de procédures, d’autorisations pour construire une autoroute, une usine, un immeuble, ou encore de seuils de rejets autorisés… Le droit de l’environnement était alors un droit de la prévention, avant tout. Aujourd’hui, la crise environnementale et climatique est d’une ampleur telle qu’il est nécessaire d’aller bien au-delà. »
 Amar Deep/Pacific Press/ZUMA/REA
Le Gange, fleuve sacré pour les Indiens, a été reconnu par la justice de l’État himalayen de l’Uttarakhand comme une personne morale, ce qui lui permet notamment d'être défendu juridiquement.
Protéger la nature pour elle-même, en en faisant un sujet de droit, est l’une des voies possibles. « En France, après le naufrage du pétrolier Erika en 1999, il y avait cette tentation chez certains juristes de dire “faisons de la nature une personne”, poursuit Laurent Neyret. Mais, dans l’Hexagone comme dans les droits occidentaux plus généralement, cette logique ne convainc pas. » À l’inverse, cette idée de nature-personne existe déjà en Amérique latine. La nouvelle Constitution de l’Équateur, adoptée en 2008, reconnaît la nature comme un sujet de droit : droit d’être respectée, droit d’être restaurée en cas de dommage… C’est au nom de ce droit de la nature que la société Chevron-Texaco a été condamnée en 2013 à une amende record de 9,5 milliards de dollars pour des dégâts commis dans la forêt amazonienne (une sanction qui n’est toujours pas exécutée à ce jour). La Bolivie a quant à elle voté en 2011 une loi sur la « Terre Mère », la « Pacha Mama », qui envisage tous les bénéfices de la nature pour elle-même et pas seulement pour les services qu’elle rend à l’être humain.

Réparer le « préjudice écologique »

À défaut de considérer la nature comme une entité juridique à part entière, d’autres concepts ont émergé ces dernières années, qui tendent vers le même objectif : mieux la protéger. C’est le cas de la notion de « préjudice écologique », introduite en France pour la première fois dans la loi sur la biodiversité de 2016, mais reconnue aux États-Unis dès le début des années 1970 et la création de la très puissante Environmental Protection Agency (EPA) – une autorité administrative qui a le pouvoir de diligenter des enquêtes, mais aussi de négocier avec les industriels responsables de pollutions et de prononcer des condamnations. « Quand il y a une atteinte à l’environnement, il y a des conséquences directes pour les personnes (pêcheurs empêchés de travailler dans le cas d’une marée noire, atteinte à l’image d’une région…), mais également des atteintes majeures à la biodiversité – ce sont ces dernières que veut réparer le préjudice écologique, par la remise en état de la zone touchée ou, si ce n’est pas possible, par le versement de dommages et intérêts », précise Laurent Neyret.Certains ont prétexté l’infaisabilité de la réparation au prétexte que “la nature n’a pas de prix”. On a pourtant pour modèle le préjudice corporel admis depuis une centaine d’années.Le problème est qu’en cas de dommages irréversibles, l’évaluation du préjudice subi peut se révéler un véritable casse-tête. Comment évaluer le prix de la nature pour elle-même ? Combien pour une zone humide détruite par des travaux, pour une forêt incendiée ? « Certains ont prétexté l’infaisabilité de la réparation en matière environnementale, au prétexte que “la nature n’a pas de prix”, poursuit le juriste. On a pourtant pour modèle le préjudice corporel admis depuis une centaine d’années et qui dit : la mort d’un enfant, c’est tant, la perte d’un bras, c’est tant… » Signe de ce changement d’époque, lors du procès en appel de l’Erika, en mars 2010, les dommages et intérêts attribués aux associations et collectivités qui s’étaient constituées parties civiles se sont montés à 13 millions d’euros au titre du seul préjudice écologique – du jamais-vu en France.Mais le préjudice environnemental est-il applicable à toutes les atteintes à la nature ? «Pour établir un préjudice environnemental, il faut prouver une responsabilité, pointe Agnès Michelot, maître de conférences en droit public à l’université de La Rochelle. Or, établir des causalités, trouver des responsables, n’est pas toujours possible.» C’est notamment le cas lors de la disparition d’espèces animales. Beaucoup d’ONG aimeraient que les extinctions constatées par l’UICN (l’Union internationale de protection de la nature, qui établit notam-ment la liste des espèces menacées) fassent l’objet d’actions en justice. «Mais prouver la chaîne de décisions qui a abouti à ce résultat funeste s’avère bien souvent impossible, tant ces disparitions sont multifactorielles», analyse la juriste.FRANK PREVEL/AP/SIPA Lors du procès en appel de l’Erika, les dommages et intérêts attribués aux parties civiles ont atteint 13 millions d'euros au titre du seul «préjudice écologique», du jamais-vu en France 

Les juges à la pointe du combat

Même s’il progresse – à pas plus ou moins comptés –, le droit produit au plus haut niveau de l’État reste lacunaire en matière environnementale, et de plus en plus de citoyens le jugent insuffisant. En conséquence, « il y a une déception par rapport à la réglementation existante, qui se traduit par une judiciarisation en réponse pour rétablir l’équilibre », indique Laurent Neyret. Comprendre : si l’État travaille mal, les citoyens n’hésitent plus à aller devant les tribunaux pour faire évoluer les règles ! Le dérèglement climatique est un formidable exemple de cette nouvelle façon de produire du droit : tout récemment, plusieurs actions menées contre des gouvernements ont abouti à des décisions de justice inédites.Grâce à l'action du collectif citoyen Urgenda, l’État néerlandais a été reconnu responsable de sa mauvaise politique climatique - une première mondiale.En 2015, le collectif Urgenda a ainsi porté plainte contre le gouvernement des Pays-Bas pour « carence fautive ». L’ONG Urgenda et 800 citoyens néerlandais accusaient le gouvernement de ne pas agir suffisamment contre le changement climatique et de mettre en danger les générations futures. Non seulement la plainte a été déclarée recevable par le juge – c’est la première fois au monde qu’une question climatique passait le cap de la recevabilité –, mais qui plus est, Urgenda a gagné contre le gouvernement des Pays-Bas, condamné par la justice à revoir ses engagements sur les émissions de gaz à effet de serre. «Ici, on n’est plus du tout dans la logique du pollueur-payeur, et on n’établit pas de lien de causalité directe, commente Christel Cournil, maître de conférences en droit public à l’université Paris 13 et membre du réseau Droit et climat. Urgenda n’a d’ailleurs pas demandé de réparations, car il n’y a pas eu de faute à proprement parler. Mais le tribunal dit que l’État néerlandais est reconnu responsable de sa mauvaise politique, et ça, c’est une première!»Au Pakistan, toujours en 2015, un agriculteur a saisi la Haute Cour de justice de Lahore au motif que la passivité du ministre pakistanais du Changement climatique portait atteinte à « ses droits fondamentaux ». Le Pakistan est en effet l’un des pays les plus affectés par le réchauffement climatique – inondations, sécheresses intenses… –, qui met en péril la production agricole dont dépend la moitié de la population pour sa survie. La Haute Cour a donné raison à l’agriculteur, estimant que le gouvernement n’avait pris aucune mesure concrète pour mettre en place la politique nationale d’action sur le climat annoncée en 2012.

Vers des tribunaux spécialisés ?

Des décisions qui font boule de neige et donnent des idées. Aux États-Unis, l’organisation « Our Children’s Trust », qui se bat pour le droit des générations futures à un environnement vivable, a vu pour la première fois en 2016 l’une de ses actions avalisée par la justice dans l’État de l’Oregon. En France, l’association « Notre affaire à tous » prépare un recours contre l’État sur le thème du changement climatique ; en Suisse, c’est un collectif de grands-mères, les « Swiss grannies », qui attaque l’État au motif que le réchauffement climatique a des effets néfastes sur leur santé…Certains juristes réclament la création d’un Tribunal pénal international pour juger les «écocides», à l’image de la Cour pénale internationale pour les crimes contre l'humanité.« Le plus incroyable, dans ces histoires, c’est que les citoyens réussissent à obtenir des condamnations à l’encontre de leur gouvernement en matière de politique climatique, alors que les traités internationaux, à commencer par les accords signés lors des COP successives, sont impuissants à réclamer des sanctions contre les États qui ne respectent pas leurs engagements », souligne Christel Cournil. Comme si un nouvel ordre mondial était en train d’émerger, où les gouvernements se feraient désormais rappeler à l’ordre par leur propre base ! Et la juriste de pointer un autre signe de cette mutation : le « verdissement » des cours régionales des droits de l’homme – Cour européenne des droits de l’homme, Cour interaméricaine des droits de l’homme, ou la toute jeune Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.« De plus en plus, ces cours se retrouvent en position de statuer dans des affaires ayant trait à l’environnement. En Europe, par exemple, les questions examinées vont de la liberté d’expression des militants pour la protection de l’environnement, jusqu’à la pollution au cyanure de plusieurs rivières en Roumanie suite à la catastrophe minière de Baia Mare, en 2000 (la plus grande catastrophe en Europe de l’Est après Tchernobyl, NDLR)... »  Ces actions environnementales ont toutefois leurs limites. « Les outils manquent à ces juridictions, relève Christel Cournil, qui ne peuvent statuer qu’en cas de dommage direct, certain et avéré et auront par exemple beaucoup de mal à se prononcer sur des questions climatiques. »Le 18 avril 2017, une juridiction fictive présidée par l’ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu la firme Monsanto coupable de crime contre la nature et d’atteinte aux droits humains. Guillaune de CROP/MONSANTOTRIBUNAL.ORGFaut-il alors créer des tribunaux ad hoc, qui ne jugeraient que les crimes et délits environnementaux ? C’est déjà le cas en Inde, mais aussi au Chili où des « tribunales ambientales », des tribunaux environnementaux, ont vu le jour en 2012. Certains juristes vont plus loin et réclament ni plus ni moins la création d’un Tribunal pénal international pour juger les « écocides », les crimes contre l’environnement, à l’image de la Cour pénale internationale de La Haye pour les crimes contre l’humanité. « J’y suis favorable, indique Laurent Neyret, mais cela prendra du temps. Pour le moment, il faut faire avec les juridictions existantes et intervenir partout où c’est déjà possible. » Il reste également à préciser la notion même d’« écocide ». « Pour l’heure, il n’y a pas de définition définitive de l’écocide, poursuit le juriste qui vient de publier un ouvrage sur la question. Mais on s’oriente vraisemblablement vers une infraction volontaire, un acte intentionnel perpétré dans le cadre d’une action généralisée et systématique qui cause des dommages graves et irréversibles à la sûreté de la planète. »

Développer des politiques préventives

Si elle reconnaît l’utilité des actions en justice, Agnès Michelot veut privilégier une approche plus en amont et milite avec le climatologue français Jean Jouzel pour un nouveau droit de la prévention qui irriguerait tous les domaines concernés par le réchauffement climatique et ses conséquences : santé, aménagement du territoire, urbanisme, agriculture, énergie, mais aussi droit des assurances, etc. « Aujourd’hui, on ne peut plus construire nos politiques publiques sans tenir compte du réchauffement climatique, plaide la juriste. Rien que dans le domaine de la santé, on sait que les risques cardio-vasculaires augmentent avec les fortes chaleurs, que les risques respiratoires sont accrus lors des épisodes de pollution aux particules fines, que les virus tropicaux sont en train de s’acclimater aux régions tempérées… » L’avis sur la justice climatique, que les deux experts ont émis en septembre 2016 pour le Conseil économique, social et environnemental (CESE), établit surtout un lien direct entre précarité environnementale et précarité économique et sociale : « Il faut que la loi tienne compte du fait que le changement climatique va affecter les plus pauvres qui n’ont pas les moyens de s’adapter », estime Agnès Michelot.
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Le « tribunal Monsanto », un procès citoyen

Le 18 avril 2017, le tribunal Monsanto a affirmé que les pratiques de la firme américaine violaient plusieurs règles du droit international, comme le droit à un environnement sain, le droit à la santé, le droit à l’alimentation, la liberté d’expression et de recherche scientifique, et que ces pratiques pouvaient s’apparenter à un crime d’écocide. Dans un avis consultatif, ce tribunal d’initiative citoyenne composé de juges internationaux et présidé par Françoise Tulkens, ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, estime que « depuis le début du XXe siècle, la multinationale Monsanto a commercialisé des produits hautement toxiques qui ont durablement contaminé l’environnement et rendu malades ou causé la mort de milliers de personnes dans le monde ». Il cite notamment l’agent orange, un mélange d’herbicides mis au point par le fabricant de produits phytosanitaires que l’armée américaine a utilisé pendant la guerre du Vietnam, ou encore le Roundup, l’herbicide le plus utilisé au monde. Une trentaine de témoins, experts et scientifiques du monde entier ont été appelés à témoigner à la barre, lors de la séance organisée symboliquement à La Haye (siège de la Cour pénale internationale) en octobre 2016. « S’il n’a aucune valeur juridique contraignante, l’avis rendu par le tribunal Monsanto vise à fournir un argumentaire solide à de futures actions contre la multinationale à travers le monde », souligne Christel Cournil. En attendant la création d’une future Cour internationale contre les crimes environnementaux.https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-droit-peut-il-sauver-la-nature