Vertiges
Iconostase vient du grec eikonostasion, qui signifie « images dressées », c’est la cloison en bois ou en pierres séparant, lors des rituels orthodoxes, le clergé du choeur, des fidèles et des célébrants, eux-ci donc cachés par des icônes. Ce serait une porte vers le divin. Je l’ai appris en cherchant ce que ce titre voulait dire. L’auteur se serait aussi inspiré des polyptyques flamands, cela mériterait une recherche approfondie qui serait, à tous égards, passionnante et éclairante.
Il y a nombre de portes et c’est peu dire, dans le livre de Christian Vogels, iconostases qui vient de paraître chez Jacques Brémond, toujours sur de très beaux papiers. Large format pour ce texte infini, qui m’a rappelé les lectures vertigineuses du Glas de Jacques Derrida, un des plus beaux livres livres du monde de celui qui aurait rêvé d’être un poète - et personne n’a jamais pensé à lui dire qu’il était. Ici, et ça n’est pas un mince compliment, nombre de portes de lecture(s), rigoureuses, à pratiquer en tous sens, de la plus classique aux plus transversales, paraissent et apparaissent, nous augurant des lectures durant des années entières. C’est à la fois magnifique et étourdissant. Voici un exemple de lecture, dès la première page :
comme le rien dans l’ombre
sur le corps se fige la ride
l’heure seule
va se perd dans l’eau
parmi les morts ça rêve la nuit
le chemin de sel en soi
ou bien (c’est moi qui propose) :
comme se fige la ride le rien dans l’ombre
ou bien :
sur le corps le rien la ride
ou bien :
l’heure se perd la nuit
va se fige dans l’ombre
parmi les morts se perd la ride
le chemin se fige en soi
ou bien :
en soi ça rêve sur le corps
ou bien :
le rien
se fige
se perd
ça rêve
de sel
etc. et toujours du sens. Ca n’est qu’un exemple, livre infini, texte saturé de sens, pure poésie. C’est bien sûr un grand travail sur la langue et la syntaxe qui interrogent, tourmentent et passent de trois à sept corps de vers sur une seule page, parfois alignés, parfois déstructurés.
Paysages urbains proches de la scène de guerre, « de béton on voit la ferraille toits éventrés », visage de l’autre, cette pure énigme, « le vêtir le dévêtir », « cet autre qui me pénètre de ce corps », ces évocations de tableaux, peut-être, « dans le lin nu souillé d’argile » « Véronique sur la toile », silhouette et souvenir et le froid, la pénombre, toutes choses et plus encore qui font la misère et la solitude humaines, mais lui permettent aussi la métaphysique et la poésie.
La plus belle iconostase est peut-être celle numérotée XXXVI, violente, crue « on tue ce vieux ce qui fait l’affaire ce nomade sous la main ».
La poésie ici est portée haut, la mise en page impeccable, et cela a dû être un sacré travail.
Puisse Jacques Brémond être récompensé de son obstination avec ce livre qui devrait être sur toutes les tables des librairies tant il contient à lui seul tant de livres.
Puisse Christian Vogels poursuivre le sens jusqu’à l’os.
La poésie est aujourd’hui la forme la plus libre, la plus réjouissante, la plus inventive de forme et de pensée, Iconostases en est la preuve.
Isabelle Baladine Howald
Christian Vogels, Iconostases, éditions Jacques Brémond 2017, non paginé, 24€
Écouter Christian Vogels lire deux "Iconostases"