S'inscrit dans le texte, dès le début, flirtant avec le lyrisme, une métaphore filée éponyme qui emprunte à la nature son champ lexical.
Une citation de René Daumal annonce ce qui sera la réflexion principale : la poésie et plus globalement l'écriture avec, pour socle, le lieu, comme la maison de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil, dans le Maine-et-Loire, dont Caroline a été, en 2012, la première résidente. A la poète s'offre, également, chez des amis, « une chambre bleue pour la poésie ».
Alors, dans le lieu, lire et relire.
Le tout est associé à la naissance et à la composition par soi-même de son identité: « Nous naissons pour ainsi dire provisoirement quelque part. C'est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine pour y naître après coup, et chaque jour plus définitivement ». Le lieu est défini comme plus important que le temps : « Une géographie tue l'histoire », définition possible aussi, s'il en est, de la poésie
Et cela (lire) depuis l'expérience hétéroclite du grenier : « Nous lisons le vide et le cœur des hommes ». Mais c'est l'amour qui, au bout de la lecture et du pré, dominera au point, pour l'écrivaine, de vouloir en parler d'une façon si longue et si dense qu'elle fascinera chaque lecteur assidu.
Il s'agit ici de rendre, pour cette parole, dans le cadre d'une note concise, l'esprit plus que la lettre. Car, au moyen d'un feu d'artifices de références -titres de livres qu'elle analyse et liste d'écrivains- Caroline met en avant une culture de la chose littéraire en même temps qu'une philosophie.(On sait l'influence qu'a eue sur elle la pensée de Maria Zambrano.) Elle définit le dire « dans l'avènement de l'inachevable » quand la poésie elle-même, qui représente l'écart, est attitude de refus. De cette réflexion elle tire une poétique qui s'exprime dans une rare qualité d'écriture. Ayant vaincu l'inhibition que provoquait la lecture, elle sait que l'écriture est « sillon » et dit dans « La charrue » : « Nous continuons d'écrire pour que Racine ou Proust continuent d'être lus ».
C'est cependant chaque lecture et les découvertes qui lui sont liées qui inspirent la parole de la poète au-delà même du contenu propre. Voici, par exemple, que celle-ci, questionneuse, se fait linguiste : « J'ignore pourquoi il n' y a pas de soupir entre on et est (j'ignore aussi pourquoi la liaison entre on et et ne se fait pas alors qu'entre on et est, si.) ou buveuse potentielle d'apéro, mais au masculin, oubliant pour un temps l'essai au profit du récit.
Par ailleurs, la générosité de l'écrivaine est telle qu'elle n'oublie pas les jeunes poètes contemporains comme Valérie Rouzeau, rivalisant avec elle par l'émotion des mots et la prédiction poétique : « Un jour nous nous tairons peau de tambour pour que résonne un flocon ». Comme le jeune Maël Guesdon ou comme, plus âgé, Ludovic Degroote dont l'écriture la fait réfléchir sur le je et le tu et sur le fait que « la poésie n'est pas une solution ». Un silence donc dans le poiein à la Louis-René des Forêts et à la Celan. Silence contredit plus loin par le chœur, l'écho et le sublime à l'occasion de la lecture du poète Jean-Paul Michel même si, pour Bernard Noël qui lui permet de vivre encore les joies de la nature, elle choisit de se taire : « Je ne dirais rien pour ne pas troubler l'ignorance de l'aube ni surgir. »
Puis, fondamentale, au cœur de l'ouvrage, cette question : « Depuis qu'on dit qu'elle meurt la poésie on se demande si mourir n'est pas sa vie même. ». Il faut alors des « joueurs », dans le jardin de la poésie, égrener les innombrables prénoms puis dire la langue, le poème comme le paysage, le livre comme l'herbe. Car on est ici, « oiseaux jardiniers », pour être « augures » comme le sait bien l'amie Fabienne Raphoz qui a compris que « Si l'âme est sur la mer, que la sterne l'apporte et la mette à sa place. » et qui joue des consonnes et de « quelques voyelles » pour une partition magique d'avant l'oiseau et le savoir.
Enfin la parole de l'autre continue, vécue comme une rivière; le livre en est la barque, il conduit le lecteur qui se laisse mener au gré de la culture et de sa « camaraderie », il conduit l'écrivaine, dans un chant révélateur et inattendu, vers ses multiples inventions.
Dans la dernière partie du livre, Caroline s'exprime encore en son nom, formant des constats d'une beauté poétique indéniable : « L'aurore est héraclitéenne » ou bien, nommant la voyelle e : « La muette s'évade avec ses liens ». La peinture, autre don de la poète, n'échappe pas, à de nombreux endroits, à une analyse d'une qualité esthétique qui justifierait une plus longue étude. Citons, pour le plaisir de l'avoir lue, la phrase : « Le peintre, le sans-mot, découpe dans l'obscurité du palimpseste universel, des lanières qu'il croise avec le jour en cours. »
Pour le poète l'enjeu est différent et Caroline, qui n'oublie pas jusqu'au bout de citer les philosophes, Clément Rosset ou Michel Deguy, et cite Lacan lui-même, parle bien d'elle, entre autres, quand elle écrit ; « L'érudition ne fait pas un poème mais donne des armes contre le mal absolu. » Et, ajoute-t-elle, c'est jusqu'au bégaiement, jusqu'au cut-up, par exemple, que le poète contemporain écrit. Grâce à l'aurore comme Zambrano.
Mais les poètes semblent avoir une mission supérieure : « Nous sommes gardiens, poètes en tous genres, j'entends fabricants, ouvriers d'aventures, sommes gardiens de la clef perdue de ces secrets vivants. Sommes gardiens des sceaux. ».
Ainsi, Abdellatif Laâbi, qui parle de « sa belle langue mélangée du Maroc », écrit-il : « Il fallait faire » à propos de Souffles, revue parmi tant d'autres dont Caroline dit l'importance.
Et elle qui dit en effet, vers la fin, qu’en matière de poésie tout l'intéresse et jusqu'au dernier livre reçu avant d'achever son ouvrage et qui l'offre au lecteur sous la forme d'une encyclopédie d'un genre nouveau, clôt sa réflexion, dans une boucle, en rendant hommage à la Maison Julien Gracq et à sa bibliothèque comme à « l'étrange bibliothèque des herbes sur la rive instable » quand « on voit le pré ».
Hommage aussi de la poète, par son remarquable travail, au titre célèbre En lisant en écrivant.
France Burghelle Rey
Caroline Sagot Duvauroux, Un bout du pré, éditions Corti, 2017, 216 pages, 20€
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