A
l'origine, le petit bébé fait très mal la distinction entre lui et le reste du
monde – il vit ce qu'on appelle communément un état fusionnel avec la mère – puis il se rend compte peu à
peu que si son bras
ou sa jambe fait partie de lui, sa mère, elle, est autre que lui. Il peut
bouger son bras s'il le
veut mais il ne déplacera pas sa mère simplement en désirant que celle-ci le
fasse; il l'appelle et elle ne vient pas. Pour le bébé, et en tout cas pour le fœtus tant qu'il est
dans le sein de sa mère, il n'y a pas de dualité, de division entre « moi » et « séparé
de moi ». La naissance inévitable de l'ego, c'est la perception de cette
distinction : ceci
n'est plus moi, c'est autre, indépendant, ne répondant pas à ma demande. Il y a chez le petit
enfant une nature tyrannique qui veut que la réalité soit une avec lui et qui refuse l'abandon de
cette fusion. L'enfant, en grandissant, se heurte – parfois violemment – à l'autre. Puis il se plie, il
cède, sans se réconcilier au fond de lui-même avec l'implacable loi de l’altérité et de la
différence. Là se trouve l'origine de la dualité au sens le plus immédiat, le
plus concret, et il y a refus de cette dualité chaque fois qu'elle ne nous
convient pas. C'est la base de la constitution de l'ego et du mental, avec leur
tendance despotique qui cherche toujours à reprendre le dessus et qui est presque tout
le temps, sinon tout le temps, battue en brèche par l'existence. Parmi les personnages
contradictoires qui nous composent se trouve un tyran : je veux, j'exige, j’ordonne.
Il faut reconnaître l'aspect psychologique subtil qui est à la source de ces
comportements dictatoriaux.
Cette
nostalgie d'un monde qui ne serait pas autre que nous subsiste à travers les
années. Elle est tout le temps présente et tout le temps déçue, avec l'espoir
du miracle – hélas éphémère – dans la passion amoureuse : je vais trouver avec
mon bien-aimé ou ma bien-aimée la relation fusionnelle que j'ai connue
autrefois dans les bras et plus encore dans le sein de ma mère. Espoir
illusoire et irréalisable que l'autre va devenir moi, va devenir comme moi, va
devenir identique à moi. C'est le grand leurre de la fascination amoureuse :
nous sommes un, nous sommes faits l'un pour l'autre...
Le chemin
de la non-dualité, de l'unité, de la communion, passe d'abord par une vraie dualité. Regardez bien le diagramme
célèbre du yin et du yang : une partie noire avec un point blanc et une partie
blanche avec un point noir, entrelacées, car il ne s'agit pas d'un cercle coupé
en deux par un diamètre. Il y a bien un cercle, un, réunissant une partie noire
et une partie blanche intimement associées, mais le noir reste noir, le blanc
reste blanc. Et une certaine demande fusionnelle qui demeure en nous
aboutirait à mélanger le noir et le blanc en une couleur grise uniforme : enfin
nous ne sommes plus
qu'un! Faux. Le diagramme de l'unité du yin et du yang n'est pas une couleur
grise. C'est
l'association intime, à l'intérieur d'un cercle, du noir et du blanc. Vous
pouvez, sans être spécialiste du taoïsme, vous souvenir de cette image. Ne
cherchez pas la non-dualité là où vous ne la trouverez jamais, là où elle ne
sera jamais...
Chaque fois
que nous refusons qu'un aspect ou un autre de la réalité soit ce qu'il est,
nous tentons de nier cette dualité et de revenir à une fausse non-dualité dans
laquelle la réalité relative est un aspect
de nous et, par conséquent, correspond à notre attente. Si je ne suis pas
paralysé et que je veux porter ma main à mon front, cela m'est possible. Mais si je veux que tel
ou tel aspect de la réalité m'obéisse, cela ne se produira que rarement. Tout
nous le montre du matin au soir, c'est une évidence mais, en profondeur, pourquoi ne le
reconnaissons-nous pas plus facilement? Si nous acceptions vraiment cette évidence, quelle
émotion pourrait subsister? Regardez bien. S'il est tellement évident que
l'autre est un autre, moi et lui,
que j'ai un certain pouvoir sur moi mais que je n'ai qu'un pouvoir très limité sur lui, si
vous êtes vraiment d'accord, comment se fait-il qu'il y ait encore des
émotions? L'émotion ne peut naître qu'à partir de cette vaine espérance que la
réalité est mon prolongement,
que je suis le centre de toute la création. Si j'admets que cette prétention va
être tout le temps
battue en brèche, je n'ai plus d'émotions. Chaque émotion, chaque « oh non! »,
sous toutes ses formes, chaque déception, chaque attente trahie, proclame notre
illusion d'une fausse non dualité et notre tentative inlassable mais vaine d'égocentrisme.
ARNAUD DESJARDINS
La Voie
et ses pièges
extraits
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