Gouverner et guérir

Publié le 11 mai 2017 par Les Lettres Françaises

L’hôpital de Messamena, dans le Haut-Nyong. © G.Lachenal

Quelque part au milieu de son livre, Guillaume Lachenal rapporte le bon mot d’une missionnaire : « Il y a trois types d’administrateurs qu’on envoyait dans le Haut-Nyong les mutations disciplinaires, les super-ambitieux et les chercheurs Tournesol. » C’est sans aucun doute à la seconde catégorie qu’appartenait le médecin commandant Jean Joseph David — surnommé « David l’empereur ».

Lorsqu’à la fin de 1939 le docteur David débarque au sud-est du Cameroun, il est chargé d’une mission particulière. Secondé par cinq confrères, il s’apprête à prendre le commandement d’une région entière. Il ne s’agit pas que d’organiser la santé publique. Le médecin recevra « les pleins pouvoirs à l’exclusion de toute autre autorité administrative ou militaire. »

Le livre que Guillaume Lachenal vient de publier aux éditions du Seuil retrace le parcours de ce Médecin qui voulut être roi et l’utopie coloniale au cœur de l’expérience de gouvernement de la « région médicale du Haut-Nyong ».

« Broussards » contre « cloportes »

Cette expérimentation réalise alors un vieux fantasme du corps médical: élaborer à partir des impératifs de santé une politique enfin débarrassée de l’entrave des « cloportes » de l’administration. Selon le mot d’Eugène Jamot, légende de la médecine expéditionnaire, il s’agit de conférer aux médecins dans la gestion des populations « l’autorité du chirurgien dans sa salle d’opération ».

Cet essai de gouvernement médical s’inscrit sur fond de compétition internationale. L’Allemagne veut récupérer le Cameroun, placé sous mandat français par la Société des Nations après la Première Guerre mondiale. Parce que la « mission civilisatrice » reçoit une publicité inédite, il faut libérer l’indigène de la misère et de la maladie — « de gré ou de force ».

L’idéal émancipateur des médecins français emprunte ainsi les méthodes autoritaires de l’entreprise coloniale. « Le projet du Haut-Nyong s’en tient à une version assez rudimentaire, quoique radicale, de l’hygiène rurale de l’époque », résume l’auteur, « une variante provinciale et militaire, autoritaire et affective, bricolée et grandiloquente. A la Société des Nations on dirait : French style. »

Ecartelée entre humanisme et brutalité, rêves grandioses et échecs cuisants, l’ambition des médecins ne survit pas aux années de guerre. « Je ne crois pas que l’expérience ressemble ni à une version coloniale de Surveiller et Punir ni à un projet réussi de développement », avoue l’historien, « mais à quelque chose de plus banal, de plus médiocre, de moins cohérent et de moins raisonnable à la fois, où l’impuissance, le dépit, voire le délire avaient leur place. »

Les camps de « sommeilleux » d’Ayos, au Cameroun. ©G.Lachenal

Un passé qui a pour lieu le présent

Même constat sur l’île de Wallis, au milieu du Pacifique, où Guillaume Lachenal se rend pour remonter le temps. Là-bas, avant la guerre, le médecin résident David avait eu une première occasion d’expérimenter « l’administration médicale directe » en recevant les pleins pouvoirs à la mort du roi.

Imbriqué dans un compromis politique complexe entre la République, les notables locaux et les missionnaires maristes, le « résident-régent » a laissé dans la riche histoire orale de Wallis le souvenir d’un réformateur infatigable qui a transformé l’île par l’agriculture, la médecine et le sport. Mais « le temps de David » fut aussi « un temps de faim, de familles qui ne se voyaient plus, de femmes qui faisaient tout, de champs abandonnés pour aller casser des pierres. »

Dès lors, comment concilier ces mémoires où l’abjection du « cirque tout à fait baroque et ridicule » que fut la colonisation cohabite avec la nostalgie d’une promesse, enterrée mais jamais oubliée, d’égalité et de progrès ? Comment raconter ?

Guillaume Lachenal choisit d’allier le récit de son enquête au récit historique. Au cours de ses déambulations, à l’affût de la surprise, du « trébuchement », le chercheur relève les traces qui subsistent, dans les archives érodées par le temps, mais aussi dans les paysages et les imaginaires : le refrain d’une chanson, les ruines des léproseries — traces au sens archéologique, qui font advenir le passé par leur irruption dans le présent.

Travail de précision pour remettre les choses à leur juste place, défi d’écriture pour y parvenir. Loin des grands récits manichéens, cette histoire en mode mineur s’offre à la fois comme plaidoyer pour la médecine sociale (1) ; comme étude clinique de la mégalomanie, « maladie professionnelle des médecins » ; et enfin comme fable morale « sur le pouvoir et l’impuissance qui va avec, où la volonté de connaître et de contrôler est pathétique ; où l’arrogance se paye par le ridicule et où le peuple, contrairement à la parabole de Pascal, n’est pas dupe ».

Sébastien Banse

(1) Plaidoyer raté en l’occurrence — mais qui pourrait dire que l’approche aujourd’hui hégémonique de la santé publique internationale, celle de l’innovation technologique et du médicament miracle, a fait mieux ? On relira à ce sujet le précédent livre de Guillaume Lachenal, Le Médicament qui devait sauver l’Afrique (La Découverte, 2014)


Guillaume Lachenal, Le Médecin qui voulut être roi. 
Sur les traces d’une utopie coloniale. 
Editions du Seuil, 353 pages, 24 €.