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(Note de lecture) "Après l'union" d'Antonio Rodriguez, par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

RodriguezIl arrive qu’un livre de poèmes recoupe une question présente dans l’actualité. Il ne s’agit pas forcément d’un engagement de l’auteur, d’une volonté de reprendre la posture hugolienne du poète-phare, ou d’un désir journalistique de coller au plus près du présent. C’est bien plutôt le résultat du fait que le poète est d’un temps, d’une époque, donc il en épouse les préoccupations profondes qui ressurgissent périodiquement dans l’actualité. Après l’union est un livre qui interroge à sa manière notre rapport complexe à l’Europe, d’où son sous-titre « poésie continentale ». Antonio Rodriguez poursuit ici une méditation commencée dans son précédent livre, Big bang Europa (Tarabuste, 2015). Mais les deux ouvrages, s’ils ont en commun le thème, sont de factures assez différentes. Big bang Europa rassemblait des poèmes assez divers en un recueil organisé de façon convergente ; Après l’union suit une ligne claire du « prologue » à l’ « épilogue » ; il met en parallèle un fil narratif personnel, la constitution d’une famille (formation du couple, naissance, groupe familial) et l’évocation de trois lieux puissamment chargés de mémoire européenne : Birkenau, Omaha Beach, Verdun. « La matière d’une famille dans la matière d’un continent »(p90). Formellement, le livre est aussi très unifié ; il alterne systématiquement des suites de poèmes d’une page en prose virgulée avec début anaphorique, et des séquences de prose fragmentée, en italiques. Ce sont deux respirations différentes mais complémentaires, qui se rejoignent dans un souci de fluidité ; la parole poétique est proche du chant, en prose, dans sa continuité et un mouvement de houle créé par un jeu subtil de reprises, relances ou leitmotive particuliers à chaque chapitre. « une forme est venue, // et ces blocs entourés de silence, accumulant des couches, sont devenus chuchotement au bord du continent » (p31).
L’Europe, donc, mais Rodriguez ne transpose aucunement dans un habillage poétique ce qui peut faire l’objet d’un essai ou d’un débat idéologique et politique. Ce qu’il vise ou veut fixer en mots, ce n’est pas une idée d’Europe mais l’expérience de la « matière » d’un continent. Il y a presque quelque chose de bachelardien dans ce projet ; à partir de sensations éprouvées dans des lieux saturés de mémoire historique et de morts, il s’agit d’écrire ce qui reste, ce qui garde trace vive, dans la trame du paysage, du passage violent de l’histoire. Aucune rêverie épique avec reconstitution en costumes, aucun penchant pour l’exaltation de l’héroïsme guerrier, les adversaires ne sont même pas nommés… il reste des noms de lieux, la nature et les paysages, du silence, et puis les morts, invisibles, anonymes et sans nombre, qui imprègnent la « matière » du lieu aujourd’hui. Pour chaque espace, un élément est privilégié : pour Birken, l’air et les bouleaux, pour Omaha, le sable, pour Verdun, la terre et les mousses… L’évocation peut se faire plus précise, mais sans jamais perdre la visée de départ : « je voulais le silence des lieux, le frémissement du vent par le corps, sans la pédagogie ou la leçon, // simplement des fibres qui parlent comme on ressentirait, » (p32). Et si Hugo apparaît au détour d’une page, c’est pour marquer tout le décalage qu’il y a entre son lyrisme épique et le lyrisme propre à ce livre, visant à capter « la poésie hébétée des trépassés » (p63).
« Birken hante la chambre, longue histoire des poèmes, jadis le livre avait sa plaine qui scandait la plainte, Waterloo, Waterloo, par salves savantes et vagues d’alexandrins déplorant ce qui, morne, avait englouti les hommes et, avec les hommes, le rêve des hommes, gouffre ancien, élégie du siècle pour «  la dernière guerre », et d’autres guerres vinrent et d’autres poèmes, mais le morne gît ici à présent, en langues multiples d’un parler dont l’urne déborde, sans drapeaux, de l’européen de chambre malgré le bavardage des lois, les arbres enserrent le lit, le monument se fait cirque de bois, table horizontale pour poésie continentale, près des aromates de Birkenie, litanie sans conquête et sans défaite, emplie d’une parodie tendre de l’Hymne à la joie, claironné jadis avec fierté dans toute l’Union, ici mal chantonné avant de s’endormir, calme près de toi » (p41)
Cette page tisse les trois composants majeurs du livre : l’Europe, la famille, l’écriture. Car si Birken est un lieu dont l’air est saturé de mort, il est aussi, paradoxalement, le lieu des « noces » du couple, embryon de la cellule familiale qui se développera ensuite avec les enfants. A la violence du passé s’opposent la paix et le bonheur du présent, son énigme, aussi. Quelle transmission possible pour quelle Europe ? C’est la question que se pose le poète à la fin du livre, en regardant ses enfants jouer. Ce sont eux qui tiendront l’ « Europe entre leurs mains » (p95) ; cette « matière » continentale est comme de la pâte à modeler, de « l’argile » : « matière, nous soufflons ensemble dedans » (p96). Image finale de genèse, donc d’un futur possible, mais qui reste indistinct, ni forcément radieux ni fatalement terrible.
Ajoutons pour conclure que si ce livre interroge sur l’Europe et l’histoire, il propose également une méditation sur l’écriture et la poésie, notamment dans les passages en prose fragmentée.  Mais ce n’est pas une réflexion théorique, abstraite, comme Antonio Rodriguez peut en mener par ailleurs ; il s’agit plutôt d’une sorte de journal de travail qui accompagne le projet et l’écriture même du livre. Par touches brèves ou courtes séquences, cette réflexion éclaire la démarche qui a mené jusqu’à la venue d’une forme poétique à la fois originale et juste. Chez Antonio Rodriguez, cette méthode est toute d’exigence, de patience, et d’une simplicité remarquables : « chaque écriture porte son éthique, sa probité, son exigence, et c’est au bout du silence que j’ai compris que je n’avais plus à être poète, et qu’ainsi je pourrais enfin parvenir à la poésie » (p32).
Antoine Emaz
Antonio Rodriguez, Après l’union, Tarabuste, 2017, 104p, 13€
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