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Eluard et Garaudy en 1949 au Mexique
lors du Congrès panaméricain pour la Paix
Garaudy arrive à Alger
le 10 mars 1965
A Mexico, Figuerroa, admirable photographe du film de Bunuel Los Olvidados, me fit visiter, autour de la ville, les décors naturels de ce film. Rien n'a été reconstitué : la réalité de la misère est ici plus atroce que toute fiction. Éluard est aussi obsédé que moi par cette détresse. Nous ne passons que quelques heures à visiter ensemble les pyramides de Teotihuacan, mais les faubourgs de Mexico nous hantent. Une nuit Paul écrit un poème qu'il intitule : « La grande revendication des hommes de mon temps ». A 2 heures du matin il vient me le lire et m'en offrir le manuscrit, avec toutes ses ratures, et une dédicace de l'oeuvre inachevée. Ces vers seront pour moi le leitmotiv de ce périple en Amérique latine : Je vous parle d'un temps sans joie sans auréole D'un passé qui n'est pas sacré, mais c'est le mien Hommes de l'avenir jugez de ce temps noir Comprenez-moi demain il vous faut voir hier.
De ce congrès je conserve quelques images d'hommes debout, alors si peu nombreux sur un continent où claque le fouet d'un seul maître. José Giral, l'ancien président de la République espagnole, me disant, à propos de l'anticommunisme, arme de tous les ennemis de l'homme : « Pourquoi dit-on : l'Est, l'Ouest? Pourquoi diviser l'espérance?» Le peintre Diego Riveira, me faisant visiter le palais de style aztèque qu'il avait fait bâtir sur une coulée de lave, et où il accumulait les pièces d'un musée d'art précolombien, comme une protestation, appuyée sur la culture d'un passé lointain, contre l'insolence inculte des « gringos ». Le bon géant Siqueiros, que l'on appelait le coronellasso, (le grand colonel) pour avoir commandé une unité de blindés pendant la guerre d'Espagne, et qui peignait alors, à la pyroxyline, des oeuvres géantes dont chacune était un cri de colère, de révolte et d'espérance. Il riait parce que je l'avais surnommé « le camarade Paricutin », du nom d'un volcan qui venait de bourgeonner dans cette terre violente. Pablo Neruda, alors en exil, l'un de ceux qui avaient dénoncé avec la plus grande fermeté les « collabos » chiliens de l'époque. Il m'a raconté qu'à son procès son avocat, un vieux libéral, avait pu déclarer : « Messieurs, soyons francs : Y a-t-il un homme ici qui ne considère pas Videla (le Pinochet de l'époque. R.G.) comme un traître? » Un silence écrasant pesa sur la cour. Le grand poète, vingt-cinq ans plus tard, demeura inflexiblement debout, jusqu'à la mort, face aux nouveaux tortionnaires du peuple chilien, au service des mêmes maîtres étrangers. Ainsi germait déjà la liberté dans l'Amérique latine de nouveau colonisée. A Rio de Janeiro j'habitais chez le peintre Candido Portinari, et sur son conseil, je visitai dans la province de Minas Gérais, les mines d'or. J'étais à Sabara, la cité légendaire de l'or, d'où, au 16e siècle, les bandeirantes partaient vers le Pacifique, brûlant, pour passer, les millénaires forêts vierges, à la recherche de la Sierra des Émeraudes. J'ai visité ce royaume de l'or, j'ai visité l'Eldorado, et son entrée ressemble à celle de l'enfer : à l'entrée de la vallée, sur la terre d'hématite rouge, à droite deux vastes bâtiments blancs où sont entassés les tuberculeux; à gauche l'interminable fosse commune aux milliers de croix où pourrissent, depuis deux siècles, ceux que l'or a tués. Pour arracher chaque mois 16 kilos d'or fin à la terre, cinq ou six mineurs succombent aux poussières et aux éboulements. Au retour, ma dernière escale fut La Havane, où, pour avoir circulé en plein jour dans les rues, je suis prêt à croire au chiffre qui m'a été donné : 100000 prostituées dans une ville d'un million d'habitants. J'ai souvent repensé à ce cauchemar lorsque, treize ans plus tard, je suis revenu à Cuba, devenue la première terre libre d'Amérique. Le 4 février 1962, j'assistais, aux côtés de Fidel Castro et de Che Guevara, au rassemblement de plus d'un million de Cubains sur la place de la Révolution où était lancée la « Deuxième Déclaration de La Havane ».
J'écoutais comme un chant triste et grondant la grande dénonciation de ce que j'avais ressenti, treize ans plus tôt, du Guatemala au Pérou, du Brésil à la mer des Caraïbes. C'était comme l'une de ces secousses terribles que j'avais éprouvées en avion lorsque j'avais traversé la cordillère des Andes, au-dessus des 8 000 mètres du Chimborazo : « Une chaîne de bras et de mains toujours tendus — presque toujours tendus en vain depuis des siècles, toujours en vain — s'étire au dessus des monts de la Cordillère... Mille dollars par cadavre, et quatre cadavres par minute... Maintenant... on aura à compter avec les exploités et les humiliés de l'Amérique latine, qui ont décidé de commencer à écrire pour eux-mêmes, et pour toujours, leur propre histoire. » Je suis revenu quelques mois plus tard, invité à aider au développement de l'enseignement du marxisme dans les universités de La Havane, de Santa Clara et de Santiago de Cuba. Je me souviens surtout de l'entretien de plus de deux heures que j'eus alors avec Fidel Castro. Il n'aimait pas s'attarder sur les succès remportés : « Quand vous me dites ce qui vous a plu dans mon pays, cela me fait plaisir. Mais quand vous me dites ce qui ne va pas, cela m'aide dans ma propre critique », me disait-il. C'est pour moi la pierre de touche pour juger un chef d'État. J'ai retrouvé cette attitude, au cours d'entretiens avec eux, chez Ben Bella, chez Senghor, chez Nasser. Jamais chez Khrouchtchev ou Walter Ulbricht. Peut-être est-ce cette attitude première de Fidel Castro et de Che Guevara qui a permis à Cuba d'éveiller toute l'Amérique latine. Aujourd'hui des fruits merveilleux ont mûri, d'une manière inattendue, d'abord chez les chrétiens d'Amérique latine : mes rencontres avec Dom Helder Camara, archevêque d'Olinde et de Recife, et ses lettres fraternelles ont été pour moi un indispensable levain pour dépasser mes dogmatismes et mes sectarismes anciens, notamment lorsqu'il me posa ce problème fondamental : « Le prochain pas à accomplir, pour nous chrétiens, c'est que soit proclamé publiquement que ce n'est pas le socialisme mais le capitalisme qui est « intrinsèquement pervers », et que le socialisme n'est condamnable que dans ses" perversions. Et pour vous, Roger, le prochain pas à accomplir c'est de montrer que la révolution n'est pas liée d'un lien essentiel, mais seulement historique, avec le matérialisme philosophique et l'athéisme, et qu'elle est au contraire consubstantielle au christianisme. » Dom Helder m'a ouvert ce programme i l y a six ans et n'a cessé de m'aider à le remplir. Cela est devenu depuis lors le centre de mon expérience existentielle et de ma réflexion théorique. Les actuelles « Théologies de la libération », du père Guttierez au Pérou, ou du pasteur Rubem Alvès au Brésil, qui constituent, à mon sens, la véritable avant-garde de la théologie mondiale, apportent une contribution éminente à la solution de ces problèmes. Ils ont opéré la grande inversion de la théologie contemporaine : au lieu de partir des textes bibliques pour en déduire une doctrine sociale, politique ou morale, ils partent de la pratique des luttes de libération des peuples qui posent des problèmes de vie et ils essayent, à la lumière de l'Évangile, d'en déchiffrer le sens profond. La théologie n'est plus alors une manière d'interpréter le monde mais une participation au mouvement qui tend à le changer. Après ma première expérience de l'Amérique latine, où j'avais vu se poser les problèmes de la manière la plus aiguë, je rêvais de voir comment les contradictions majeures de notre temps avaient été résolues en Union soviétique. Je demandai donc à partir en U.R.S.S. comme correspondant de L'Humanité pour faire, du dedans, l'expérience de l'autre monde, celui du socialisme. D'octobre 1953 à août 1954, je suis allé vivre en Union soviétique. Pas en touriste : je travaillais à l'Institut de philosophie de l'Académie des sciences, où je soutins une thèse de doctorat (après celle que j'avais soutenue à la Sorbonne deux ans plus tôt). M a femme faisait son marché. Mes enfants allaient l'un à l'école soviétique, l'autre au jardin d'enfants. J'ai sillonné en tous sens cet immense pays : du Caucase à la Baltique, et de l'Ukraine à l'Asie centrale. Staline, que j'avais rencontré l'année précédente, lorsque j'étais délégué du P.C. français au X I XeCongrès du P.C. de l'Union soviétique, était mort le 6 mars 1953. L'on m'a souvent reproché, dans une certaine presse, d'avoir évoqué avec lyrisme mes contacts avec Staline, d'avoir dit mon admiration pour celui que mon deuxième fils, âgé de trois ans, appelait « pépé Staline ». Je n'ai jamais rougi d'avoir été stalinien pendant près d'un quart de siècle, de 1933 au X XeCongrès du P.C. de TU.R.S.S., en février 1956. Car, comme tous mes camarades, je ne connaissais de Staline que ce qui, en lui, personnifiait les conquêtes du socialisme. Et je savais bien que ce que toutes les forces du passé, toutes les réactions et tous les fascismes haïssaient en Staline, ce n'étaient pas ses défauts, mais tout simplement le fait qu'il signifiait, pour eux aussi, le socialisme. Comment n'eût-il pas donné un visage à tout ce qui faisait le sens de notre bataille? J'ai passé cette première année en U.R.S.S. à un moment privilégié : celui où l'on tentait, au lendemain de la mort de Staline, de déraciner le système policier. J'étais à Moscou depuis quelques semaines à peine lorsque la Pravda annonça l'exécution de Beria, qui symbolisait le système policier. Ce qui me frappa surtout, des Carpathes à l'Oural, et, en Sibérie, jusqu'au Pamir, c'était l'enthousiasme au travail d'une très belle jeunesse qui réparait en chantant les ruines de la guerre encore proche. J'ai vu, la nuit, par 38 degrés au-dessous de zéro, le travail continuer partout sous les projecteurs. Les chalumeaux et les chansons sifflaient dans les échafaudages de métal de futurs barrages. J'ai vu l'ancienne « steppe de la faim » en Ouzbékistan, en train de se transformer en « vallée des roses » par le travail et la foi de milliers de volontaires. Oui, j'ai cru voir naître, dans cette joie créatrice, un homme nouveau. Le coup fut d'autant plus rude lorsque le X XeCongrès du P.C. de l'U.R.S.S., en 1956, révéla les erreurs et les crimes de l'époque stalinienne. J'ai déjà dit, en 1966, dans mon Marxisme du X Xesiècle, ce que fut cette prise de conscience tragique. Devant ces révélations, et sans oublier un instant les perspectives d'avenir qui étaient au même instant ouvertes, il m'est arrivé de relire, comme un message qui me serait personnellement adressé, la sombre page de Hegel dans sa Phénoménologie de l'esprit : « Cette conscience a éprouvé l'angoisse, non au sujet de telle ou telle chose, non durant tel ou tel instant, mais elle a éprouvé l'angoisse au sujet de l'intégralité de son essence, car elle a ressenti la mort, le maître absolu. Dans cette angoisse elle a été dissoute intimement, elle a tremblé dans les profondeurs de soi-même et tout ce qui était fixé a vacillé en elle. » La peur de la vraie mort, c'est la peur de la perte de nos raisons de vivre. Pourquoi ne pas avouer qu'au lendemain du X XeCongrès nous avons compris ce que pouvait être ce vertige vital. Je ne l'avais jamais éprouvé, ni dans les prisons ni dans les camps. Ma première réaction fut celle du refus. « C'est Thermidor! ai-je pensé. Et tout cela n'est que mensonge. » Mais il fallut se rendre à l'évidence et je me demandais si, depuis 1933, depuis un quart de siècle, ma vie avait eu un sens. C'est au delà de ce « tournant des rêves » qu'il fallut repartir à la reconquête de la foi. Non pas décidés à ne plus croire, mais décidés à ne plus croire que les yeux ouverts. L'anneau magique qui nous enfermait dans nos orgueilleuses certitudes insulaires était rompu. Il fallait apprendre les lois du dialogue, de l’assimilation
critique de ce que les non-marxistes apportaient à la conscience commune. D'abord le moment de la subjectivité. Sartre, à mon sens, avait mal posé le problème, avec une conception subjectiviste de la subjectivité, mais il avait le mérite de l'avoir posé. Je lui écrivis pour lui proposer une recherche commune. Son accueil, au début de 1956, fut très positif : « Je suis très heureux, m'écrivait-il, de discuter avec vous sur les moyens de saisir ce que j'appelle l'homme total, c'est-à-dire l'homme envisagé à la fois dans ses conditionnements sociaux et dans la reprise qu'il en fait dans et par ses actes... Nous avancerions plus vite si nous essayions en commun et nous aidant les uns les autres, de mettre au jour tous les conditionnements et toutes les significations qui peuvent aider à comprendre tel ou tel personnage historique. » Nous nous mîmes d'accord pour choisir Flaubert, et nous avons échangé deux manuscrits qui auraient peut-être permis de mieux cerner à la fois les divergences et les complémentarités, de mieux définir dans quelle mesure l'existentialisme est un moment nécessaire du marxisme ou un corps étranger. Les affrontements politiques de 1956 interrompirent cette confrontation que nous ne reprîmes que plus tard, à Rome, à l'institut Gramsci, en présence de Togliatti, dans un débat sur la morale (dont j'ai formulé les thèses essentielles dans un chapitre de mon Marxisme du XXe siècle) et, à Paris, lors du grand débat à la Mutualité que j'avais organisé sur le thème de la dialectique de la nature dans la science contemporaine. Les exigences de la lutte commune contre la guerre d'Algérie nous avaient rapprochés. Dès 1959, Sartre participait à l'expérience que je fis alors d'écrire un livre, Perspectives de l'homme, en donnant la parole, à l'intérieur même du livre, à ceux dont j'examinais l'oeuvre (Sartre, Gabriel Marcel, Henri Wallon y consentirent). L'accueil du public à cette tentative fut tel que lorsque le P.C. français décida, sur ma proposition, de créer le Centre d'études et de recherches marxistes (C.E.R.M.) et m'en confia la direction (que j'assumai pendant dix ans, jusqu'à mon exclusion en 1970), la méthode se généralisa : je tenais beaucoup à ce que des non-communistes participent à nos recherches, car j'étais, et je demeure, convaincu, que le développement du marxisme n'est pas l'affaire des marxistes seuls, mais de tous les chercheurs. De grands débats publics furent organisés dès lors chaque année, auxquels participèrent des hommes venus de tous les horizons. La controverse avec l'existentialisme nous avait conduits à commencer à élaborer une théorie non subjectiviste de la subjectivité. Le dialogue avec les chrétiens nous obligea à explorer davantage une autre dimension : celle de la transcendance. J'ai travaillé passionnément à développer ce dialogue au delà de nos frontières et à organiser, à Salzbourg, puis à Marianzke Lazne, en Tchécoslovaquie, avec l'accord compréhensif du cardinal Koenig, après le concile Vatican II, des rencontres, où, avec des théologiens catholiques comme le père Rahner, ou protestants comme Jurgen Molttman, nous avons posé le problème de la place de la transcendance dans le marxisme. Depuis lors, peu d'ouvrages, en ce domaine, échappent à cette problématique. Le dialogue repose sur deux postulats : nous avons quelque chose à apprendre de l'autre, fût-il un adversaire; et la vérité (provisoire) qui naîtra de notre rencontre sera autre chose et plus que l'addition de nos certitudes : un point de vue supérieur qui les intégrera comme des moments partiels d'une synthèse plus riche. C'est pourquoi le dialogue heurte les forces du passé qui préfèrent s'en tenir à l'opposition manichéenne du bien et du mal absolus. Lorsque, par exemple, je revins à Athènes, en 1966 (pourtant avant la dictature des colonels) pour y ouvrir la deuxième Semaine de la pensée marxiste, vingt cars de police stationnaient aux abords de la salle pour essayer d'intimider les auditeurs. Aux États-Unis, à Saint Louis, dans le Missouri, où j'étais invité par l'université des jésuites, la réaction fut plus significative encore : l'American Légion avait organisé une campagne pour faire interdire ma venue qui était, disaient ses affiches et ses tracts, « une insulte à Dieu, au drapeau, et à nos combattants du Vietnam ». Le résultat de ce tintamarre fut qu'il y avait ce soir-là, à ma conférence, plus de 2 000 personnes, avec quelques bousculades, des tracts, des cris, un déploiement de police qui donnait à mon intervention l'allure d'un western! C'étaient des combats d'arrière-garde. Le mouvement est irréversible : l'affrontement avec une pensée
lointaine nous permet non seulement de dégager, mais d'enrichir notre propre vérité. La grande découverte de Socrate : la dialectique, qui n'est jamais construction solitaire, mais ouverture à l'autre et dialogue, devient un phénomène de masse. Le problème, de plus en plus, est d'élargir ce dialogue. Car la rencontre chrétiens-marxistes, si importante soit-elle, pour dépasser les perspectives unilatérales de chacun et découvrir leur complémentarité profonde, est une rencontre entre gens d'une même famille : nous sommes, de part et d'autre, des Occidentaux. Et l'Occident, à notre époque, devient de plus en plus « provincial ». A Genève, en 1967, au Conseil oecuménique des Églises, et, à Vienne, avec le cardinal Koenig, je suggérais que le dialogue essentiel était désormais le « dialogue des civilisations » avec les cultures non occidentales. Nos problèmes sont aujourd'hui planétaires, nous ne pourrons les résoudre que dans une perspective planétaire en recherchant le sens, les valeurs et les
Conférence publique salle Ibn Khaldoun
à Alger le 11.03.1965
Roger Garaudy
Chapitre "Liberté, libération ?" du livre "Parole d'homme"
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