Voici comme promis précédemment un extrait du livre de Marie-Félicie Rousseau
Le regard de monsieur Saule est profond, direct. Regard de ces patients qui se savent très malades et qui s’interrogent sur notre capacité à soutenir ce regard ! Vais-je mentir, moi aussi ? Ou être capable de plonger mon regard dans le sien ? Je me laisse traverser et non pas transpercer : traverser par ce regard si intense d'homme qui ne peut plus tricher et qui le sait. Ce regard si profond qu’il rejoint la sagesse universelle. Je ne me souviens plus de quelle couleur sont ses iris, car la couleur n’est pour rien dans cette fascination d’une vraie Rencontre.
Il sait que je suis sincère et il me dit « qu’il va bien », alors qu’il est en phase terminale de sa maladie.
Je lui demande s’il se sent anxieux, angoissé, car sa fille a l’impression qu’il l’est :
« Non, plus maintenant. »
Je souris et lui aussi. C’est pour cet échange de regard que je fais ce métier. Pour ces trois mots résumant la longue route de monsieur Saule.
Il n’est pas le premier patient que je rencontre avec cette intensité, mais lui a parcouru du chemin, en y entraînant sa fille et l’équipe soignante. Les membres de l’équipe sont très admiratifs et surpris par la paix intérieure que son être exprime, car le début de l’hospitalisation avait été très difficile : il était suspicieux, exigeant, facilement en colère.
Monsieur Saule, en effet, fait partie de ces patients dont la famille ne voulait surtout pas que lui soit dit le diagnostic de sa maladie et sa gravité. Le médecin semblait suivre cette injonction et les soignants étaient très ennuyés par cette situation, car l’état du patient se détériorait un peu plus chaque jour. Il en parlait, mais sa fille, âgée d’une quarantaine d’années, s’arc-boutait :
« Ne t’inquiète pas, cela va aller mieux, il faut que tu te reposes, que tu manges bien et tu iras mieux. »
Je l'avais reçu en entretien dans le salon des familles, après avoir simplement salué une première fois le patient dans sa chambre. En effet, elle ne voulait pas que nous le rencontrions. J étais simplement venue la chercher dans la chambre.
Je lui ai demandé si elle ne pensait pas que son père était conscient de son état. Elle a esquivé la question pour répondre :
— S’il apprend qu’il a un cancer, il ne le supportera pas, il se laissera mourir...
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Parce qu’il n’a jamais supporté d’être malade, il n’est pas patient, il a toujours été un homme d’action, entreprenant. Alors, vous pensez, s’il apprend qu’il ne se lèvera plus !
— Il s’est levé au fauteuil ce matin, dis-je un brin provocateur...
— Mais ce n’est pas pareil !
— Je sais bien. Pourtant, même couché dans son lit, votre père me donne l’impression d’être toujours le chef de famille et le chef d’entreprise que, je crois, il était avant sa retraite ?
— Oui, c’est vrai, dit-elle songeuse.
— Vous croyez qu’un chef d’entreprise n’a pas le droit de savoir ce qui le concerne directement ?
— ...
— Alors, je vous propose de le rencontrer plus longuement que lors de la simple visite de ce matin, et de lui dire que nous avons regardé son dossier médical et rencontré les médecins qui s’occupent déjà de lui, mais que nous aimerions que ça soit lui qui nous raconte ce qui l’a amené à l’hôpital. Je peux vous assurer que nous sommes le plus souvent très surpris par tout ce que savent ces patients à qui l’on n'a soi-disant rien dit. Ils n’en parlent pas de leur propre initiative, surtout à leur famille, car de même que vous voulez le protéger, il veut aussi vous protéger de cette mauvaise nouvelle : il sent ses forces diminuer un peu plus chaque jour.
Elle me donna son accord du bout des lèvres sentant qu’elle n’avait pas trop le choix. Je lui proposai d’être présente dans la chambre pendant l’entretien, si son père était d’accord. Elle déclina la proposition.
Spontanément, il me raconte son histoire médicale avec force détails exacts alors qu’il était sensé ne rien savoir. Cet échange, associé à un ajustement de la prise en charge de ses douleurs persistantes, confirme l’instauration d’une relation de confiance, comme il en avait d’ailleurs avec tous les soignants qui n’avançaient pas masqués. Depuis, il a cheminé et réglé un certain nombre d’affaires, en particulier pour son entreprise.
J’y retourne, l’après-midi, pour un ultime entretien : il est en paix avec lui-même, avec sa vie, avec le monde, mais peut-être pas encore avec son entourage qui a tant de mal à le voir et à lui parler tel qu’il est : monsieur Saule, vivant ses derniers jours et sur le point de quitter son siège de chef de famille.
Informer le patient qui le demande, ne pas lui mentir... il ne s’agit pas d’un concept (ou pire, d’une règle de morale !) auquel il faudrait obéir aveuglément. Il s’agit de respect que l’on témoigne à la personne, à la volonté de le considérer comme un adulte responsable même s’il est malade, alité, et qui plus est, âgé. Mais il y a là aussi quelque chose de bien plus profond, de viscéral, de fondamental comme j’ai pu l’expérimenter dans ma propre histoire.
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