Passé le premier tour, l'enjeu de cette élection présidentielle avait totalement changé de nature au point de devenir un vote pris en otage. Bien entendu, de nombreux médias ont profité de l'entre-deux-tours pour vendre une sauce aigre-douce composée de quelques pincées d'oppositions artificielles, d'un zeste de croyance affichée en la sagesse populaire, le tout mâtiné d'une grande quantité d'appels au front républicain qualifié pour l'occasion de néo-résistance (sic !).
Bref, comme on pouvait s'y attendre dès le dimanche 23 avril, Emmanuel Macron l'a largement emporté face à Marine Le Pen. Mais est-ce à dire que le nouveau président de la République a obtenu l'adhésion de 66 % des électeurs qui se sont exprimés ? Il faudrait être bien naïf, si ce n'est de mauvaise foi, pour le croire...
Les résultats de l'élection présidentielle
D'après le Ministère de l'intérieur, voici les résultats sur la base de 97 % des inscrits :
[ Source des données : Ministère de l'intérieur ]
Il n'en fallait pas plus pour que les médias répètent à l'envi qu'Emmanuel Macron est le grand vainqueur de cette élection présidentielle. Et pourtant, le diable est dans les détails...
Les vrais résultats du second tour
Cette présentation néglige à l'évidence les nombreux électeurs qui, découragés par l'absence de choix réel que leur offrait cette élection, ont préféré très largement s'abstenir (environ 25 % des inscrits) ou voter blanc (près de 6,3 % des inscrits) au second tour ; même les bulletins nuls sont très nombreux (environ 2,2 % des inscrits). Car n'en déplaise aux belles âmes qui s'indignent facilement et souvent cathodiquement quand le petit peuple ne vote pas ou pas du bon côté selon eux, la démocratie offre la possibilité de ne voter ni pour la peste ni pour le choléra, afin de faire entendre une vraie voix discordante.
Dans le cas présent, comme les électeurs savent pertinemment que le vote en blanc ne sera pas comptabilisé dans les suffrages exprimés, nombreux sont ceux qui se sont réfugiés dans le vote nul et surtout l'abstention. Dès, en rapportant les suffrages obtenus par chaque candidat au nombre total d'inscrits, on obtient quelque chose de ce type :
[ Source des données : Ministère de l'intérieur ]
Les vrais résultats de l'élection présidentielle font donc apparaître un tout autre message à l'adresse des politiques : aucun des deux candidats ne répond majoritairement aux attentes des électeurs français ! Cette conclusion indiscutable mais hélas dérangeante pour le système oligarchique en place, explique pourquoi la loi électorale refuse toujours de comptabiliser le vote en blanc dans les suffrages exprimés, malgré moult promesses en ce sens... Rien d'étonnant donc à ce que de nombreux citoyens préfèrent ne pas participer à cette vaste pantalonnade électorale en s'abstenant de voter, bref en se retirant sur l'Aventin comme disaient les Anciens.
Le vote en blanc
Prenons un exemple fictif pour bien comprendre en quoi le vote blanc peut changer l'interprétation des résultats d'une élection. Supposons un corps électoral réduit à 120 électeurs et deux candidats notés A et B. 35 électeurs votent pour A, 41 pour B, 24 votent blanc et 20 s'abstiennent. Si l'on ne tient pas compte des votes en blanc dans les suffrages exprimés, le résultat de cette élection est le suivant :
En revanche, si l'on prend en compte les votes en blanc dans les suffrages exprimés, on obtient cela :
Les mauvaises langues me rétorqueront que dans les deux cas c'est bien le candidat B qui sort vainqueur de l'élection. Oui mais, avec 24 % de votes en blanc considérés comme des suffrages exprimés, sa légitimité politique est bien plus faible puisqu'il ne dépasse même pas les 50 %... Et il est fort probable que l'abstention baissera, puisque les électeurs disposeront désormais de la possibilité de faire entendre une voix discordante avec le vote en blanc. L'un dans l'autre, cela oblige le nouvel élu à faire preuve de plus d'humilité dans la lecture des résultats, d'en tenir compte dans la composition de son gouvernement et dans l'élaboration de ses politiques économiques. Bref, le vote en blanc permet d'une certaine façon de ne pas donner un chèque en blanc à l'élu !
Mais ceci dit, il serait faux de croire que le vote en blanc réglerait tous les problèmes de légitimité politique dans ce qu'il reste de démocratie en France. En effet, ce serait faire l'impasse sur les autres modes d'expression de l'opinion publique, qui sont bien plus souvent privilégiés que les urnes : manifestations, grèves, commentaires sur les réseaux sociaux, etc.
Un vote d'adhésion ?
Dans ce genre d'élection où le deuxième tour était déjà écrit à la fin du premier, l'humilité (qualité rare en politique j'en conviens) commande de ne pas s'approprier chaque voix exprimée comme un vote d'adhésion, d'autant que face à Marine Le Pen on s'attendait plutôt à un score de Maréchal du type 80 % / 20 %. C'est bien la preuve que le ras-le-bol du système, la colère jusque-là sourde et le ressentiment, s'expriment désormais ouvertement jusque dans les urnes à des niveaux jamais atteints ! Imaginez un instant ce qui se serait passé si le Front National avait fait de tels scores il y a encore 15 ans ? Aujourd'hui, ça ne semble pas avoir choqué grand monde, tant il paraissait même évident que Marine Le Pen serait au deuxième tour...
Emmanuel Macron n'a donc pas suscité d'engouement dans le corps électoral, en dehors des électeurs qui ont besoin que les comédiens changent pour donner l'impression qu'il se joue une nouvelle pièce dramatique tout en conservant le même livret, contrairement au corps politique où ils sont nombreux à avoir déménagé corps et biens pour rejoindre son mouvement. Certaines mauvaises langues diront peut-être qu'il y a des postes à prendre...
Juste avant le second tour de l'élection présidentielle, la dernière enquête électorale du Cevipof avait donné des éléments de réflexion intéressants sur le candidat préféré des électeurs (notez la large part du "aucun") :
[ Source : Cevipof ]
On remarquera également que 60 % des sondés qui avaient l'intention de voter pour Emmanuel Macron déclaraient le faire par défaut :
[ Source : Cevipof ]
Le Cevipof en concluait même que l'image d'Emmanuel Macron s'est dégradée au fil de la campagne, ce qui est très inquiétant pour une personne qui souhaite rassembler les Français face au Front National. C'est peu dire qu'il lui sera difficile de gouverner, même si désormais il n'exige plus de ses candidats aux législatives qu'ils quittent leur parti politique, pour peu qu'ils se rattachent administrativement à son mouvement afin de toucher tout de même les subsides publics. La doctrine n'aura pas duré longtemps face à la réalité du jeu politique sous la Ve République... Mais en attendant, tous les grands partis politiques rêvent déjà d'un troisième tour aux élections législatives, donc d'une cohabitation, qui semble même avoir la faveur des sondés !
Et dans cinq ans, lorsque la colère sera arrivée à son paroxysme, malgré les dénégations des politiques qui à défaut de voir midi devant leur porte regardent souvent ailleurs, le prochain candidat face aux extrêmes n'arrivera peut-être même plus à 50 % des suffrages exprimés... Et les commentateurs patentés affirmeront alors en choeur que c'est le peuple qui ne comprend décidément rien à rien, qu'il n'existe pas d'alternative aux politiques économiques ultralibérales qui sont menées. Ils auront assurément tort, mais la catastrophe sera bien là, et comme toujours dans l'histoire ceux qui resteront (ou qui ne pourront pas s'enfuir) devront payer les pots cassés !
Simone Weil et le vote
Dans un précédent billet, j'avais déjà parlé de Simone Weil qui, dans une courte note publiée de manière posthume en 1950, appelait à la suppression des partis politiques, cette machine à fabriquer dangereusement de la passion collective : "le mal des partis politiques saute aux yeux, ne sont-ils pas même du mal à l'état pur ou presque ?". Je voudrais y revenir brièvement, sans en dire trop pour vous donner l'envie de la lire, tout en pointant l'extrême acuité de sa pensée politique.
Ainsi, elle montre comment dans le Contrat social de Rousseau, l'on trouve énoncé toutes les conditions d'existence de notre idéal républicain basé sur la volonté générale. Pour le dire simplement, sous certaines conditions, l'expression du peuple peut être conforme à la justice, parce que les hommes sont censés partager la même raison qui leur permet donc de converger en opinion sur la justice et la vérité. Or, ce sont précisément ces conditions qui sont le plus souvent passées sous silence, en particulier lorsqu'elles ne sont plus remplies :
* il faut qu'il n'y ait aucune passion collective qui s'empare du peuple au moment où il doit s'exprimer, sinon il peut facilement voter pour les pires politiques comme l'a démontré l'accession au pouvoir de criminels par la voie légale ;
* le peuple doit pouvoir s'exprimer sur des problèmes concrets et précis de la vie publique, et non faire seulement un choix entre plusieurs candidats dont on a pu voir qu'ils ne respectaient pas toujours, c'est un euphémisme, leur programme ;
Et le moins que l'on puisse dire est qu'actuellement aucune de ces deux conditions n'est respectée. Alors dire que le nouveau président de la République a été élu par la volonté générale du peuple français me laisse perplexe... Mais chut, ne gâchons pas la fête en jouant les Cassandre. Fermez le ban !