« Je vous dois, d’emblée cette confidence, cet aveu : je suis mal à l’aise pour parler en public, au public, et personne de raisonnable n’a su, ou voulu, me donner des explications sur mon sort. Enfant, j’admirais Robin Crusoé parce qu’il avait appris à vivre et à penser seul. Seul ? Dernièrement j’ai lu un texte de Virginia Woolf où elle disait que durant des années notre ami Robinson « mangeait un bout », comme on le dit à Bruxelles, en dialoguant avec le pot en terre cuite qu’il avait fabriqué – un pot définitivement muet. Modestement je rejoins le camp de Daniel Defoe. Sur la pointe des pieds. J’écris en solitaire. On sait bien que les confidences se font à deux. Au départ puis à l’apogée du conflit, on se risque à lancer quelques cartouches qui éclateront plus tard, bien plus tard. Des bombes à retardement. Et la poésie me direz-vous ? Elle est à la fois le grand mystère de la langue et son contraire, une chose qui réveille les dormeurs de la nuit, tous ceux à qui les tubes de néon font croire qu’elle est arrivée, quoi, la modernité ! À l’occasion du Goncourt précédent vous avez élu un homme (William Cliff) qui sait manier le silence et le tohu-bohu régnant sur les banlieues d’Anderlecht. J’y vois là que vous avez su, par l’intermédiaire de mon ami William, mêler cette fameuse mélodie des bas-fonds à la plus haute spiritualité. C'est aussi le but de toute cette poésie qui a vu le jour chez de plus jeunes poètes (Emmanuel Moses, Emmanuel Laugier et d’autres). Ils piétinent le langage. Ils s’en font une guenille mais ils savent que la poésie est à sa place dans les souterrains, les caves (Sentez-vous l’odeur de la mort, dit le prince Golaud à son frère Pelléas, la sentez-vous ?) Voilà ce que, rapidement, je souhaitais dire. Oui, la poésie demeure le lieu où la langue cristallise toutes nos émotions et toutes nos recherches sur le langage. Il me semble qu’à travers moi c’est une poésie de la mémoire, de la peine de vivre, que vous avez voulu remarquer. Les mots vont se lever et rejoindre leur port d’attache dans le monde. Et, quant à moi, bénéficiaire de votre prix, je remercie celles et ceux qui ont mis mon nom dans l’urne. Merci à tous les écrivains présents dans cette pièce. Merci pour ce Goncourt qui, sans la volonté des membres du jury, ne serait pas ce qu’il est : un lieu où l'énergie créatrice peut s’affirmer malgré la présence (et contre elle) des forces négatives.
L’éloge de Tahar Ben Jelloun :
Monsieur Franck Venaille,
Vous êtes un poète majeur de notre temps, un citoyen concerné, engagé, parce que blessé par la vie.
Vous croyez que la poésie vous sauvera, nous sauvera. Je le pense aussi, même si en ces temps troubles, la poésie s’est absentée.
« Ce que j’écris, dites-vous, est l’expérience de fiel d’une vie ». C’est ce que disait Jean Genet à propos des artistes : « On n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé ».
Votre drame, votre douleur, votre fêlure intime a été la guerre d’Algérie. À propos vous écrivez : « Je n’aime pas le calme qui suit et prolonge artificiellement les combats. Silence des moutons égorgés. Agonie muette d’un soldat, cordes vocales calcinées dans un visage brûlé en plein crâne ».
Vous écrivez sur tout ce qui vous ronge, vous bouleverse, fait de vous un blessé qui n’abdique pas. Vous ramassez vos souvenirs, témoins de souffrance pour les jeter en haute mer pour qu’ils s’y noient.
Votre seul bien c’est l’écriture. Votre capital, votre souffle et votre nécessité.
Vous dites : « Écrire m’a fait. Écrire m’accompagne jusqu’à la fin ».
L’écriture vous aide à être en paix, à coordonner votre vie, à accepter la folie du monde en vous, en chacun de nous.
Mais vous avez un regard juste, juste et très humain. Face à la douleur du monde qui vous concerne principalement, vous ajoutez pour nous rassurer : « Il me semble posséder également un peu de sa tendresse ». Cette humilité est celle qui accompagne les grands poètes.
Non seulement vous parvenez à être, par votre regard, par votre présence au monde, la douleur de tous, mais aussi une fraternité par laquelle vous rejoignez les autres hommes.
Attentifs aux hommes et aux lieux, vous portez le poème partout où l’injustice dévore tout ; votre regard se pose là où les plaies suintent et que d’autres ne souhaitent pas voir.
Vous dites que « l’état de guerre n’en finit pas ». D’où votre colère permanente, entêtée, votre combat, votre poésie toute de rigueur et d’exigence.
Davantage qu’un « Apprenti foudroyé » (pour reprendre le titre d’un de vos ouvrages), vous êtes présent au monde parce que vous avez répudié les deuils de l’enfance.
Merci cher Franck Venaille d’être là, ici, au présent.
Tahar Ben Jelloun
photo Franck Venaille au centre, avec Bernard Pivot et Tahar Ben Jelloun
Poezibao a publié récemment quelques extraits de Requiem de guerre.