Garaudy, le communiste, 1913-1970. Autobiographie partielle. 2/ De Thorez à Togliatti

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

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Dans l'après-guerre, à Albi, Roger Garaudy (1er à gauche) député du Tarn et
Maurice Thorez (4e à partir de la gauche) vice-président du Conseil. A côté de Garaudy, Pierre Cot.
Photo Servel


Des années plus tard, j'allai le voir à Biot, à côté du musée Fernand Léger, entre deux trains, pour un conseil : le secrétaire du Parti soviétique, responsable des intellectuels, Ilytchev, venait, à Moscou, de prononcer un discours — dont l'essentiel était, hélas! reproduit dans L'Humanité sans le moindre commentaire critique — et dont la thèse centrale était qu'on ne pouvait bâtir le communisme sans en finir avec les croyances religieuses. J'étais effaré devant des thèses aussi contraires aux principes fondamentaux du marxisme. Je devais avoir le lendemain, à Lyon, avec un dominicain, le père Jolif, un débat public, et j'étais bien décidé à ne pas laisser confondre le marxisme avec ça. « Il faut, en effet, répondre, me dit Maurice. Si les Soviétiques disent des bêtises, nous n'avons pas à porter la croix pour eux. Rappelle donc nos principes, mais fais bien attention à la manière de présenter les choses : calmement, pas « à l'italienne » ! Tu sais combien de gens sont à l'affût et nous guettent. » Le lendemain ce fut le scandale : pour la première fois un dirigeant d'un Parti communiste osait attaquer une position aberrante du Parti communiste de l'Union soviétique.
Nous avons reparlé de ces problèmes, pour la dernière fois, quelques jours avant la mort de Maurice. Je l'avais entretenu de ce qui apparaissait de nouveau dans la conscience de millions de chrétiens; et, pour lui donner un exemple extrême des mutations en cours, je lui conseillai de lire le livre de l'évêque anglican Robinson, Honest to God, qui venait d'être traduit en français par des intégristes
sous le titre provocateur Dieu sans Dieu.
Maurice Thorez le lut, et, à ma grande joie, je constatais son enthousiasme lorsqu'il demandait à plusieurs camarades : « As-tu lu ce livre? Il faut le lire pour comprendre ce qui est en train de se passer! Bien sûr c'est un cas limite, mais nous ne mesurons pas l'importance des changements. » Très attentif aux problèmes théoriques et soucieux de ne pas laisser le marxisme se diluer en éclectisme ou se fermer en dogmatisme, ses lettres me sont, aujourd'hui encore, une aide précieuse. J'en feuillette la liasse : les plus émouvantes, pour moi, sont celles de la dernière période, depuis 1955, écrites de la main gauche à cause de sa paralysie. Une lettre sur Flaubert, où il marque les limites du réalisme dans L'Éducation sentimentale. Un mot pour saluer le numéro des Cahiers du communisme (la revue théorique du Parti, que je dirigeais alors) et l'éditorial que j'y avais écrit sur « Aliénation et paupérisation ». Une lettre de janvier 1958 sur mon « Humanisme marxiste » : « Je suis simplement enthousiasmé. » Une note sur l'existentialisme. Une autre où il me signale que j'ai commis une erreur de date à propos de l'élaboration théologique de la notion de « péché originel ». Par la même occasion il me rappelle un reproche qu'il m'avait adressé en 1945 lorsque j'avais insisté trop unilatéralement sur le socialisme comme « exigence morale », sans souligner assez les conditions objectives d'apparition de cette exigence. Un petit billet, passé pendant une séance du Comité central, où il s'étonne que mon discours sur l'encyclique Pacem in terris n'ait pas été aussitôt publié, au moins en extraits, dans l'hebdomadaire du Parti France nouvelle. Autre billet du même genre : « J'ai envie de mettre en cause « l'exigence cartésienne », qui est le contraire de la dialectique. Qu'en penses-tu? Dis-moi comment tu formulerais? » Une grande lettre de janvier 1962 sur le manuscrit de mon livre sur Hegel {Dieu est mort) que je lui avais soumis avant sa publication, et où il me dit sa joie pour « le service que tu as rendu au Parti et au mouvement tout entier », Hegel étant indispensable pour ceux « qui veulent assimiler parfaitement le marxisme ». Quelques mois après, en juin 1962, il tint à présider lui-même la conférence que je fis pour commencer la critique des erreurs philosophiques de Staline. Maurice Thorez, pendant un quart de siècle, a donné un visage à mon espérance de communiste. La rencontre avec lui, en 1937, fut une des chances de ma vie. Même si nous devions connaître, aussitôt après, une séparation de huit années : mon service militaire, la guerre, les prisons, les camps... Les prisons, les camps, l'Algérie, j'ai raconté ces choses, à la Libération, dans un roman, Antée. Ce qui émerge, pour moi, de ces trente-trois mois de prison et de camp, ce n'est pas d'en être sorti avec cinquante et un kilos (pour une taille d'un mètre quatre-vingt-un!), c'est d'abord d'avoir fait là ma « deuxième université », celle qui m'a appris qu'une idée n'est pas une idée si elle n'est pas nouée à une pratique, si elle n'est pas une force de vie. Je relis la conclusion de mon livre, dans le langage qui était alors le mien, en 1943 : « J'embrasse, dans sa plénitude, le mystère chrétien de l'Incarnation. C'est le secret de la vie intellectuelle comme de la vie tout entière, et je l'ai appris de mes camarades ouvriers pour qui ce n'était pas une nouveauté de vivre en communiste vingt-quatre heures par jour. Il y a des hommes donneurs de vie et des vérités donneuses de vie : on ne peut pas plus s'en séparer qu'un arbre de ses racines et de sa terre. » Cela reste vrai, pour moi, en 1975 comme en 1945. Lorsque je suis retourné, vingt ans plus tard, dans l'Algérie indépendante, j'ai voulu visiter notre camp, en Oranie. Le nouveau préfet musulman du Telagh m'accompagnait. Je ne reconnaissais plus les montagnes : les bois avaient été incendiés par l'armée « française » pour enlever leur couverture aux maquis, et nos quatre baraques étaient devenues, pendant la guerre d'Algérie, vingt-deux baraques, pour les patriotes algériens cette fois. A Alger, je donnais une série de conférences sur le thème « La Contribution historique de la civilisation arabe » qui m'avait fait expulser de Tunisie, en 1944, pour « propagande antifrançaise », car rappeler à un peuple colonisé sa culture et sa grandeur était un crime contre l'occupant. (Je devais ensuite, à la demande du président Nasser, et après une longue discussion avec lui, développer, au Caire, une série de conférences, en 1969, sur le thème « Le Socialisme et l'Islam ».) Dans l'Algérie indépendante j'eus la joie d'être accueilli non seulement par les étudiants musulmans, mais par le président Ben Bella, puis par le cardinal Duval, archevêque d'Alger, qui me donnèrent, l'un et l'autre, le sentiment de ce que pourraient être des rapports nouveaux entre la France et l'Algérie. Ben Bella (comme plus tard Nasser) me remercia de ma contribution à sa recherche des voies propres à un pays islamique pour aller au socialisme, me félicitant d'avoir montré le rôle que pouvaient jouer le socialisme utopique des Carmathes, le rationalisme d'Averroès, la sociologie d'Ibn Khaldoun, pour aller vers le socialisme, comme en Europe ont joué ce rôle Ricardo, Hegel, ou Saint-Simon. Il me dit son souci, dans un pays où 90 pour 100 de la population est attachée à l'Islam, d'enraciner le socialisme dans cette foi populaire profonde. Le lendemain, sur la suggestion d'un dominicain qui avait été mon élève et qui était demeuré mon ami, je rencontrai, à l'archevêché d'Alger, le cardinal Duval. C'était l'époque où les colonialistes français l'insultaient parce qu'il avait demandé et obtenu la nationalité algérienne. Comme je lui demandais naïvement si son projet était de convertir les Algériens au christianisme, le cardinal me raconta l'histoire d'un vieux prêtre, vivant en Algérie depuis trente-cinq ans, et demeuré seul chrétien dans un village du bled. Il s'offrit pour aider à la campagne d'alphabétisation. « Quel est le but de votre apostolat? » lui demandait-on. Et il répondait : « Peut-être parviendrai-je à aider quelques musulmans à devenir de meilleurs musulmans.»
« Un prêtre qui pense ainsi, me dit le
cardinal Duval, est probablement l'un de mes meilleurs prêtres. » J'ai reçu ce jour-là une merveilleuse leçon de dialogue. En 1944, à Alger, après ma libération des camps, je dirigeai successivement la revue puis l'hebdomadaire du Parti Liberté devenu le plus grand journal d'Algérie. Mes sympathies pour le peuple et la culture arabes m'avaient rendu suffisamment suspect pour que l'on me refuse les papiers me permettant de rentrer en France. Je le fis donc clandestinement, grâce à un commandant d'escadrille qui me ramena à Istres sur l'un de ses bombardiers. Entre la « drôle de guerre » de 1939 et la drôle de paix de 1945 qui précéda la « guerre froide » se leva le jour pour beaucoup d'hommes de ma génération. Cette vérité simple change une vie quand une fois on l'a entrevue : de toutes les misères subies, il n'en est aucune qui soit fatale. On peut tout vaincre : les crises, la servitude, la guerre même, à condition de les combattre. La Résistance en apporta sinon la preuve, du moins l'espérance. Ce n'était pourtant pas un secret : depuis des années des hommes avaient écrit cela avec leur sang. La révolution d'Octobre, saluée par Paul Langevin, par Anatole France, par Romain Rolland, comme « le commencement de l'espoir », en avait donné l'exemple fascinant. Mais les maîtres du chaos avaient fait en sorte que l'immense majorité des Français n'entendît pas ceux qui criaient qu'un ordre humain est possible : on les avait conspués au temps de Munich, maudits au temps des Brigades internationales
d'Espagne, arrêtés par centaines en 1939 et en
1940, fusillés par milliers les années suivantes. Ils germaient par dizaines de milliers après chaque fauchaison. Il devenait difficile de les faire taire. Il devenait difficile de détruire cette vérité qui se levait dans la tête et le coeur de millions d'hommes et de femmes : il existe le chaos, mais il existe les forces capables de le surmonter. Dès la Libération je revins à Albi, sans mon compagnon le plus proche, Élie Augustin, qui dirigeait avant-guerre le Parti dans le Tarn. Il avait été arrêté en même temps que moi, en septembre 1940, et je lui avais fermé les yeux, au camp de Bossuet, en Algérie, où il était mort d'épuisement. Je fus élu député du Tarn, sans interruption, depuis la Libération jusqu'à la loi des « apparentements»,
en 1951, chef-d'oeuvre d'arithmétique électorale
qui permettait de déclarer battu le candidat ayant le plus de voix! Sous une forme nouvelle recommença pour moi la double expérience de la vie militante et du travail intellectuel. Lorsque Maurice Thorez, en juillet 1945, à Waziers, devant des mineurs épuisés par les privations de la guerre, avait lancé un appel à la production, il avait agi en homme d'État dédaigneux de toute démagogie. L'extraction tripla en deux ans, ce qui permit de rendre une vie normale au pays. A Albi nous avions décidé de remettre en marche la vieille « Verrerie ouvrière » créée par Jaurès qui en avait allumé le premier four en 1895. Des volontaires travaillaient gratuitement chaque dimanche. Comme député du Tarn je suis allé demander aux mineurs de travailler, gratuitement aussi, pendant huit dimanches, et le jour où Maurice Thorez vint allumer les mêmes fours avec le même vieux verrier, Bonnardel, qui les avait allumés avec Jaurès, ils étaient là, sur leurs wagons de houille, ceux des puits de la Tronquie, de Sainte-Marie, de la Grillatie, avec leur charbon qu'ils avaient donné comme on donne son sang. Quand la flamme jaillit du four, auréolant les cheveux blancs de Bonnardel, et éclairant les visages de ceux du premier rang : les vieux verriers que l'on reconnaissait à leurs paupières sanguinolentes et privées de cils, à leurs prunelles ternies par la cataracte, à leurs joues décollées par le soufflage d'autrefois, mais surtout à leur orgueil et à leurs larmes de joie, cette renaissance de la flamme parut à tous le symbole de la renaissance et de l'espérance d'un peuple. Nous avions l'illusion d'aller vers le socialisme à brève échéance, et le sentiment qu'une vie ne suffisait pas pour loger tant de ferveur et de projets. J'avais la chance de vivre doublement : dans le Tarn avec les mineurs, les verriers; à Paris, j'avais proposé au Parti de mettre en chantier une Encyclopédie de la renaissance française. Je fus désigné comme secrétaire général, Paul Langevin en était le président. Ambition immense, mais prématurée : quelques années plus tard, invité, avec Lucien Febvre, à un débat radiodiffusé sur les traditions encyclopédiques de la France je tirais, avec mélancolie,
cette conclusion : un projet encyclopédique ne
peut s'épanouir pleinement qu'à une époque de fracture de l'histoire pendant l'ascension victorieuse d'un nouveau système social, comme l'Encyclopédie de Diderot. Lucien Febvre était arrivé trop tard pour faire l'Encyclopédie d'un monde à son déclin, et moi trop tôt, à une époque où l'hégémonie spirituelle des nouvelles forces sociales n'était pas encore assurée. Illusion, échec, peut-être. Mais expérience féconde sur les rapports entre le mouvement de l'histoire et la conscience théorique de ce mouvement. Le travail avec Paul Langevin, qui situait la science et les arts dans la perspective la plus vaste de l'homme et de son histoire, fut pour moi une merveilleuse école. Langevin m'expliqua un jour qu'il rêvait de composer un manuel de mathématiques pour les petits enfants qui serait en même temps une sorte d'histoire stylisée des mathématiques afin que, repassant par les étapes expérimentales de son élaboration au cours des siècles, ils n'aient pas la conception mystifiée d'une science qui ne serait pas, à chaque phase de son développement, suscitée par la pratique et le travail : « Alors, me disait-il plaisamment, l'on comprendrait mieux pourquoi, dans les mathématiques, même dans les spéculations les plus abstraites, tout est bon, comme dans le cochon! Tout peut s'investir dans une pratique parce que tout est né de cette pratique. » Plus sombres furent mes entretiens avec Louis Jouvet à qui j'avais demandé de s'associer à notre entreprise. Il accepta seulement de diriger la section d'histoire du théâtre, car, me dit-il de sa voix caverneuse, « du théâtre on ne peut plus faire que l'histoire comme on fait l'éloge funèbre des morts ». « Nous sommes au bord de découvertes aussi importantes que celle de l'énergie atomique pour le changement de la vie des hommes. Imagine ce que sera la synthèse de la chlorophylle, toute la vie du soleil captée pour abolir la faim. » Joliot-Curie me déployait ces horizons, au delà de ce qu'il appelait les « détournements de la science ». Non moins exaltantes les visites à Picasso, à son atelier d'alors, rue des Grands-Augustins. Dans ses boutades il lui arrivait de jeter une lumière décisive, comme le jour où il me définit ainsi la loi de la création artistique : « Le contre vient avant le pour. Si tu veux comprendre ce que je fais, et pourquoi je change, demande-toi toujours contre quoi je peins... C'est d'ailleurs souvent contre mon tableau précédent ! » C'était un émerveillement constant, pour l'homme de trente-deux ans que j'étais, de respirer à pleins poumons au contact des esprits les plus créateurs de notre temps qui acceptaient de rêver avec nous de cette « somme » de notre temps : aux côtés de Paul Langevin, d'Henri Wallon, de Picasso, de Joliot-Curie, de Jouvet, d'Éluard, de Le Corbusier. Je n'aimais pas la vie parlementaire qui m'a paru toujours illusoire et inutile. J'aimais moins encore la charge de vice-président de l'Assemblée pour laquelle je fus choisi, en 1956, quand j'étais député de Paris. (Je quittai définitivement le Parlement en démissionnant, en 1960, du Sénat, après deux années de mandat, alors que j'étais élu pour neuf ans, et je repris mon poste de professeur de philosophie, puis d'esthétique, à la faculté.) Par contre, dans le Tarn, je me sentais branché sur une vie plus vivante. Une expérience cruciale, pour moi, fut celle de la grande grève des mineurs à laquelle je participais quotidiennement, à Carmaux. Lorsque les C.R.S. furent envoyés pour occuper la centrale de la mine, que nous leur avons reprise d'assaut, au prix de nombreux blessés, Le Figaro titrait avec rage : « C'est un professeur de philosophie qui est à la tête des commandos communistes à Carmaux! » La grève avait éclaté en octobre 1948 et elle dura soixante jours. 4000 hommes en armes avaient été envoyés pour venir à bout de 3 000 mineurs. Lorsque le ministre de l'Intérieur donna l'ordre de m'arrêter « en flagrant délit » nous tenions une réunion interdite dans la Chambre syndicale des mineurs, cernée par la police et l'armée. L a solidarité et l'ingéniosité des mineurs furent telles qu'ils parvinrent, à la fin de mon discours, à me faire échapper par une fenêtre et franchir avec des échelles les murettes de plusieurs jardins de mineurs (même les « jaunes » y avaient aidé), si bien que je pus passer à travers les mailles et, caché la nuit chez des paysans, rentrer le lendemain dans Carmaux. Je relis mes notes et mes réflexions de cette époque : « Huit semaines de grève sont plus riches d'enseignement
sur la personne humaine, sur sa dignité
et sa grandeur, que des années de méditation intérieure. Là se trouvent des engagements de la vie entière. Là des actes éclatent au bout de chaque pensée et de chaque parole. Défendre la vie et la dignité de la personne y prend un sens authentique et concret : il s'agit, pour l'ouvrier qui prend sa décision et qui la renouvelle pendant soixante jours, de mettre pour enjeu sa vie entière; c'est tout le cours quotidien de sa vie qui sort de l'ornière des habitudes et qui prend le style héroïque qui est un style douloureux. C'est la faim, qui est peu pour lui, mais qui ronge son foyer tout entier. La grève, à la maison, c'est souvent une rancune à vaincre chez la femme, et à vaincre chaque soir avec patience et avec amour, parce qu'il a fallu, à Carmaux, se séparer des enfants pour qu'ils mangent dans les familles qui les ont accueillis. C'est tout cela qu'il faut consentir ou qu'il faut arracher de soi pour accomplir cette simple chose : que la vie ne soit plus une pente qui va, par la misère, à la dégradation. Ces hommes ont choisi de résister à la pente et, dans chaque bataille, de remonter d'un pas. Ils veulent rompre, comme disait Paul Vaillant-Couturier, avec « cette économie où des insectes aveugles travaillent désespérément et sans arrêt à construire un monde dont ils ne profitent pas et qui les tue ». Ils se battent non par rancune, mais par besoin de plénitude. Leur poussée, c'est la poussée de l'homme. Et l'humain ne triomphera que par leur victoire. Le combat entre ceux qui possèdent et ceux qui travaillent n'est pas mené par les mêmes hommes des deux côtés. Choisir la personne humaine, c'est d'abord choisir sa place et son camp dans cette bataille. » L'alternance du travail intellectuel et du travail militant, qui a été le rythme caractéristique de ces années de formation de ma vie, m'amena,^ sitôt la grève finie, à commencer mon livre L'Église, le communisme et les chrétiens, où je poursuivais cette réflexion sur la personne humaine pour laquelle les mineurs de Carmaux m'avaient tant appris. J'allai à Rome chercher sur place ma documentation et j'y fus reçu avec beaucoup de compréhension par Jacques Maritain (alors ambassadeur de France auprès du Vatican) et par Mgr Fontenelle, premier chanoine de Saint-Pierre. Plusieurs années après, l'abbé Pierre, revenant de Rome, m'écrivait : « Mgr Fontenelle a gardé un bon souvenir de ton passage et il prie pour toi, mon cher mécréant ! » A Rome, la plus profonde analyse de la pénétration du Vatican dans la structure et les engrenages de la société capitaliste, et notamment de l'État italien, m'a été faite par le secrétaire général du Parti communiste italien, Palmiro Togliatti. Mais, parfaitement conscient du rôle politique de l'Église, il l'était aussi du profond changement qui s'opérait dans les masses chrétiennes. Il fut mon meilleur guide dans cette compréhension de la dialectique des rapports entre la base et le sommet, dans l'Église comme dans le Parti. Après le VIIIe Congrès du Parti communiste italien, où, avec Jacques Duclos, je représentais le Parti communiste français, Togliatti riposta dans L'Unita , avec une extrême vivacité, à un article critique sur l'orientation du P.C. italien dans lequel j'étais le porte-parole du Bureau politique du P.C. français. Mais, au delà de cette péripétie, lorsque je fus envoyé à Rome, en 1956, au lendemain de l'entrée des troupes soviétiques en Hongrie pour tenter de définir une politique commune des deux partis dans cette crise, Togliatti me reçut fraternellement et je fus frappé par la liberté de son jugement sur cette affaire, comme elle s'exprima plus tard dans son Testament de Yalta. Je le revis une dernière fois, à Rome, quelques semaines avant sa mort à Yalta. Nous mesurions le chemin parcouru depuis notre première rencontre de 1948, dix-sept ans plus tôt, dans l'évolution de millions de chrétiens. Analysant les positions officielles du P.C. français sur ces problèmes, Togliatti me dit : « En France, ton parti souffre des séquelles du matérialisme du XVIIIesiècle qui conduit à la thèse des Soviétiques : il suffit de changer de structure sociale et de faire une bonne propagande scientifique pour que la religion s'évanouisse. Ne crois-tu pas que l'histoire montre que la religion a des sources plus profondes et que, si l'on ne confond pas la foi avec les idéologies dans lesquelles elle s'est exprimée à diverses époques, elle peut n'être pas nécessairement opium mais un ferment de protestation et de combat. » Cela correspondait à ma conviction profonde et je le lui dis, en lui rappelant qu'à cet égard Maurice Thorez ne m'avait jamais désavoué. Togliatti me pria, en conclusion, de communiquer à Maurice Thorez le projet d'une intervention commune aux deux partis auprès du Parti communiste de l'Union soviétique pour dire notre désaccord avec les positions soviétiques sur la religion et sur l'art. Je dois dire que Maurice Thorez reçut assez mal cette proposition. Bien qu'il partageât, sur le fond, les conceptions de Togliatti et les miennes sur ces deux problèmes, son souci fondamental, en cette période de guerre froide et d'antisoviétisme forcené, était de maintenir l'unité du mouvement communiste international. Avec une certaine véhémence il me dit alors : « Tu diras à ton ami Togliatti que pour un travail fractionnel il ne compte pas sur moi ! » C'est une réponse dont je ne pus, hélas! être porteur, d'abord parce que Maurice Thorez mourut quelques semaines après, et que partant à mon tour pour l'Union soviétiqe sur le paquebot Litva sur lequel venait de mourir Maurice Thorez, et devant rencontrer Togliatti en vacances à Yalta, l'on m'apprit, à l'escale d'Odessa, qu'il venait de mourir le matin même. Ce furent d'ailleurs, en dépit de l'accueil très chaleureux qui m'était fait en Crimée, de terribles vacances, car j'étais profondément troublé par le fait qu'à quelques semaines de distance étaient morts en Union soviétique les deux chefs les plus créateurs du mouvement communiste en Europe occidentale.  

En Roumanie, Roger Garaudy reçu à l'Académie des Sciences


Roger Garaudy, Parole d'homme, Ed Robert laffont,
1975, Chapitre Liberté, libération ?  

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