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Challenge critique 2017 : Allison Thompson

Publié le 05 mai 2017 par Aicasc @aica_sc

https://aica-sc.net/2017/04/22/challenge-critique-2017-christian-bertin/

En cas d’amerrissage: Voyages avec Christian Bertin.

 

 

Lors de mon vol retour de Martinique à Barbade, ma ceinture dûment bouclée, je méditais sur le sens et la conséquence de cette phrase en écoutant l’hôtesse débiter du ton neutre convenu les consignes de sécurité obligatoires : ‘En cas d’amerrissage…’ Ce qui ne serait pas très bon ; en fait, cela annoncerait la catastrophe. Nous serions en train de décrocher et de sombrer dans la mer caraïbe. Pourtant, aucun passager ne réagit extérieurement aux conseils de prudence de notre hôtesse. Personne ne se pencha sous le siège pour vérifier qu’effectivement, il y avait bien des gilets de sauvetage.

Voyager est une expérience risquée qui désoriente. Alourdis par les bagages que nous transportons, nous nous efforçons d’affronter un terrain inhabituel et incertain.

 Et c’est bien le cas avec Christian Bertin ; son bagage est particulièrement volumineux, fait de mots, d’histoire et de mémoire.

Il me revient en mémoire l’image de Christian faisant le même parcours, mais dans le sens inverse. Au comptoir de LIAT, alors que nous attendions notre vol pour la Martinique, il essaie alors d’enregistrer comme bagage Li Diab La, une pièce constituée d’un grand baril rouge décoré de cornes dorées et de petits miroirs ficelé sur un charriot dressé, la diable. Ce baril devait faire partie de sa performance au Barbados Museum pour le séminaire Les Jacobins Noirs en 2011. La performance de Bertin consistait à se déplacer en faisant rouler son chariot entre les rangs de spectateurs, en distribuant des textes comportant des extraits de l’œuvre d’Aimé Césaire.

Challenge critique 2017 : Allison Thompson

Li Diab là
Exposition Eïa, Eïa, Eïa
Fondation Clément
2010

Qui mieux que Césaire aurait pu mettre des mots sur le traumatisme des départs et des retours inhérents au voyage.  L’auteur de Cahier d’un retour au pays natal, poème épique, avait offert à Christian Bertin l’opportunité de voyager en France pour poursuivre ses études artistiques. Bertin s’était rapproché de Césaire, Maire de Fort-de-France pendant des décennies, dans l’espoir d’obtenir une aide pour étudier la céramique. Celui-ci lui ayant répondu qu’on étudiait la céramique au SERMAC, Bertin lui répondit alors que le lieu était trop petit ; il voulait quelque chose de plus grand. Voyant sa détermination, Césaire lui accorda alors les fonds nécessaires.  Il s’en alla donc à Macon où il obtint un diplôme des Beaux-arts.

Challenge critique 2017 : Allison Thompson

Chritian Bertin
Diab là
Musée de Barbade
Black Jacobins 2011

 La pratique de Bertin, éclectique et multidisciplinaire, est cependant très ciblée. Dans son travail, peinture, sculpture et performance, il incorpore des matériaux trouvés ou récupérés. Parmi ceux-ci non seulement des barils en métal, mais également, le bois de vieux meubles, des tambours de machine à laver, des coutelas, des vestes des gobelets en métal et des noyaux de mangue séchés. Ces œuvres sont tactiles et audacieuses dans leur construction, souvent avec des surfaces abimées par les traces de soudure ou encore couvertes d’une épaisse couche de peinture. Tous ces matériaux sont usés, battus par les éléments, ébréchés, ils ont une histoire.

Un des intérêts principaux de l’artiste était la relation entre le local et l’international, et particulièrement la désignation de certains lieux ou populations comme étant périphériques et exotiques, une résurgence de l’histoire coloniale de la Caraïbe. On peut voir dans la performance Li Diab La une réaction à la marginalisation des artistes Afro-Caribéens dans la France métropolitaine. Un court métrage de la performance filmé par Sophie Arroüet nous montre l’artiste poussant son chariot dans les rues de Paris, avec sur son parcours les attractions touristiques habituelles, comme pour revenir sur les traces d’Aimé Césaire à la fin des années 30. Il marque une pause devant la réplique de la Statue de la Liberté, sur le pont de Grenelle, on a alors l’image du grand baril rouge avec ses quatre protubérances, les cornes dorées sur le bord de l’objet. Sur un petit drapeau blanc, on peut lire ‘Li Diab La’ (Voici le diable).

Challenge critique 2017 : Allison Thompson

Christian Bertin
Li Diab Là
Paris
2008-2009

Le diable est la figure populaire du carnaval caribéen et du Mardi-Gras, Césaire se rappelle avoir vu un tel personnage populaire au Sénégal, autre exemple de synergie Pan-Africaine dans la diaspora. C’est aussi une allusion aux souvenirs de Césaire, une visite à la côte dalmate où il rencontra un paysan qui, en voyant un homme noir, craignit que Césaire ne fût le diable en personne.

A ces références obliques s’ajoute l’ironie, du fait que le trolley ou caténaire qui donne sa mobilité à la création de Bertin est désignée par le mot « diable ». Les signifiants s’accumulent et les associations se superposent, tout comme l’appropriation des matériaux et sa façon de les fusionner.

 Sur l’autre face du drapeau, on peut lire ces mots ‘Suprême Masque’, titre de l’un des poèmes de Césaire, extrait de la collection publiée en 2013,  Like a Misunderstood Salvation:

Comme un malentendu de salut.

 De fibres de plume de bois lisse revêtir le masque des mots

De pierre de cuivre de fer

Surgir

Avec au cou le collier de mémoire

Jusqu’à l’aube débile

Jusqu’à la plus haute rencontre

Là ou dans une région première

… S’entremêle

La mutation sauvage des continents labiles…

Porteur du plus puissant masque

 Le film d’Arroüet  montre Bertin passant devant un grand bâtiment en ciment en démolition, couvert de graffiti. Il circule prudemment à travers la foule dans les rues encombrées de Paris ; un couple traînant des valises eux aussi, jette un regard à ce compagnon de voyage si déconcertant. Puis il dépasse des lieux-repères familiers, la Cathédrale Notre-Dame et le Centre Pompidou. Une pause ensuite devant la librairie iconique Présence Africaine, en hommage à l’œuvre pionnière de Césaire, créateur du mouvement de la Négritude. Alioune Diop, le philosophe sénégalais, a lancé le magazine du même nom en 1947, dans lequel furent publiés les textes de Césaire, ainsi que ceux de Léopold Sédar Senghor, Richard Wright, Albert Camus, André Gide, et Jean-Paul Sartre. Une décennie plus tard, Diop et Présence Africaine organisèrent le premier congrès international d’écrivains et d’artistes noirs, à Paris avec la participation d’Aimé Césaire.

Aujourd’hui, la richesse et la contribution de la Martinique à la littérature sont largement reconnues. Parmi les successeurs de Césaire, on peut nommer Frantz Fanon, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Pourtant, indique Christian Bertin, les artistes visuels n’ont pas eu la même reconnaissance ; sans oublier le fait que les artistes martiniquais ne sont pas considérés comme Français mais comme subalternes.

Les pas de Bertin le mènent finalement  aux environs de l’Université de Paris, occasion pour l’artiste d’apprécier l’ironie de la formule gravée sur le mur « Liberté, Egalité, Fraternité », lui qui déambule dans les rues de la capitale française comme un marginal. Lui, artiste immergé dans la tradition et les problématiques de ce monde, se trouve confiné dans la marge, être exotique et périphérique.

Une autre performance de Li Diab La filmée par Laurence Henry a été présentée en Martinique, au Prêcheur, petite commune au nord de Saint-Pierre, au pied de la Montagne Pelée. On y voit Bertin, poussant son chariot avec le baril rouge sur un terrain accidenté isolé, avec les images intercalées d’une procession nocturne, un défilé aux flambeaux avec des participants célébrant comme chaque année l’Abolition de l’esclavage. L’atmosphère est aux antipodes de celle des rues de Paris, mais dans chaque scène, l’artiste se déplace dans l’espace, tel une figure solitaire – esseulé, un visionnaire, un prophète.

Le Mont Pelé a pour Bertin une résonnance particulière. Dans son travail, la violence est un thème central : violence de la nature, celle de l’éruption volcanique du 8 Mai 1902 qui tua plus de 30 000 habitants ; ensuite la violence humaine telle qu’elle fut perpétrée par le commerce des esclaves dans l’Atlantique. La destruction catastrophique, par la nature ou les atrocités humaines, perdure au présent, telles des cicatrices sur le paysage et l’âme en Martinique. Pour Bertin, pas de choix possible sinon de parler de cette histoire du traumatisme ; un impératif venant du fond de son être, explique-t-il.

 Si on lui pose la question de savoir s’il inscrit son travail dans le contexte d’une esthétique Martiniquaise ou Caribéenne, il répond qu’il se situe comme citoyen global.

Challenge critique 2017 : Allison Thompson

Sinobol
Biennale de Liverpool
2010

La première fois que j’ai rencontré Christian Bertin, c’était en 2010 lors de la Biennale de Liverpool, où il exposait dans le cadre d’une exposition collatérale intitulée City States ; six pavillons internationaux présentaient une plateforme de réflexion sur les relations entre divers centres urbains à travers le monde. Un de ceux-ci, Le Pavillon caribéen était réservé à dix artistes de la Martinique, la Barbade et des Bahamas. Un certain nombre d’artistes, dont Bertin, étaient invités comme artistes en résidence à Liverpool, quelques semaines avant l’ouverture de l’exposition et la présentation du travail. La possibilité pour les artistes de créer in situ épargnait à tous le casse-tête du transport des œuvres entre la Caraïbe et la Grande-Bretagne, leur donnant ainsi le temps de réfléchir sur l’environnement urbain de Liverpool et leur façon d’y contribuer.

Liverpool et les Antilles partagent une longue histoire. Au cours du 18ème siècle, les trois-quarts environ de tous les navires négriers européens partaient de Liverpool, avec à leur bord pas moins de la moitié des trois millions d’Africains transportés par les négriers britanniques dans la traversée de l’Atlantique. Les négociants de Liverpool dominaient alors le secteur transatlantique, engrangeant par là même des richesses personnelles et des renommées considérables.

Pour le Pavillon Caribéen, Bertin construisit un autre objet roulant ; Sinobol à Vendre se présente comme un triporteur  à partir duquel le vendeur offre à ses clients des gobelets remplis de glace pilée sur laquelle est versé du sirop de différentes couleurs. Cependant, ce véhicule éclectique se transforme en bibliothèque avec le bureau, les chaises et des piles de livres parmi lesquels le Discours sur le colonialisme de Césaire. Un parasol décore avec fantaisie le véhicule, la bicyclette est maintenue immobile en raison du  poids de sa charge. Pour les sirops, l’artiste a choisi les couleurs panafricaines, le rouge, vert, et jaune  : peut-on assimiler le goût sucré du sirop sur le cône de glace à la sobriété des textes anticolonialistes ? Peut-on opposer le caractère éphémère de la glace pilée à l’impact permanent des mots écrits ? Un panonceau avertit le public : « Il n’y en aura pas pour tout le monde. »

Après ces rencontres de voyage avec l’artiste, l’occasion de visiter récemment son atelier à Bellefontaine, qui avait été reportée à de nombreuses reprises, fut une expérience totalement différente. Il était dans son espace, chez lui, parmi ces matériaux bruts et ces créations achevées qui semblaient ancrées dans ce lieu, souvent indissociables de la construction de l’atelier proprement dit.

Christian Bertin est né en 1952 à Fort-de-France, et il grandit à Trénelle-Citron, un modeste quartier  à la périphérie de la ville. Dans un documentaire de Laurent Cadoux sur l’histoire de Trénelle-Citron, le quartier est décrit comme une favela. Bertin, qui apparaît dans ce reportage, souligne l’inventivité dont faisaient preuve les habitants pour construire leurs habitations à l’aide de matériaux trouvés ou recyclés. C’est bien de là que lui est venue cette ‘sensibilité intérieure’ dans l’usage des matériaux, qui lui permet de combiner la fonctionnalité et la valeur de ces objets que d’autres ont mis de côté.

Cependant, la valeur réelle que Bertin extrait de ces matériaux, c’est leur histoire enfouie au fond de ceux-ci comme l’ADN ou la radioactivité. Peu importe qu’ils soient relocalisés ou réajustés, ils retiennent des traces de leur passé. Ces matériaux renferment des histoires de processus  technologiques, d’origine de matière brute, des forces d’échanges commerciaux, de rebuts mis à la décharge et, et de répercutions environnementale. Elles symbolisent les tensions entre local et global, entre traditionnel et contemporain, personnel et collectif.

Bertin récupère et stocke tout cela; puis il refaçonne et remet le tout en circulation, tantôt comme une projection monumentale sur le  paysage, tantôt comme un humble chariot de nomade, un pèlerin fabriqué, un prêcheur sur roues, un prophète masqué.

Vêtir le masque des mots/avec la fibre la plume et la soie de la forêt/

avec le fer le cuivre la pierre/ pour enserrer mon cou dans le collier de la mémoire/

Jusqu’à l’aurore débilitante/ jusqu’à la jonction la plus élevée/où dans une zone primaire/ la mutation sauvage de continents mobiles/ aboutit/messagère du masque le plus puissant/

Pour le nomade, pour le voyageur de la diaspora, pour le citoyen global, le poids des objets que nous emportons avec nous égale le fardeau de nos propres histoires ; nous sommes obligés de les porter. Ceci est le message que Christian Bertin cherche  à nous livrer.

Quand nous nous retrouverons, dérivant sur l’océan, je chercherai à m’accrocher au baril flottant.

Allison Thompson.

23/04/2017
Traduction Suzanne Lampla.

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