Je venais déjeuner dans cette auberge perdue dans la forêt dès le milieu des années soixante du vingtième siècle et voilà que l’an deux mille est déjà dépassé. Le menu spécialités au feu de bois n’a presque pas changé et rien n’a changé non plus dehors.
Ce lieu est une perle de mon collier de paysages.
Jusqu’à aujourd’hui je n'ai manqué aucun épisode du feuilleton du papier peint et des tentures murales.
Une année mythologique, ma grand-mère était revenue du centre-ville avec son permis de conduire tout neuf et m’avait payé le petit déjeuner à l’auberge du lac Genin (pain grillé maison et beurre des fermes voisines).
En ces autres temps la tenture murale était écossaise et un orage grondait comme un farceur caché dans les bois.
Je trouvais prodigieux ce matin si sombre que la serveuse avait dû éclairer en apportant le café et le lait. Quel farceur cet orage qui courait les bois ! Et la tourbière qui faisait des ronds dans le lac et qui versait des gouttes de nuit dans le bol du jour !
Ce soir comme tant d’autres soirs le patron fait cuire la viande et le saucisson au vin dans la cheminée. Enfant, je trouvais cet homme immense au milieu des années soixante à cause de la danse indienne de son ombre autour de l’odorant feu de bois.
Et ce même homme de taille tout à fait normale vient aujourd’hui à ma table me dire bonsoir monsieur, saluer d’autres habitués puis repart surveiller la cuisson au feu de bois pendant que son ombre continue sa danse indienne du milieu des années soixante.
C’est encore un beau soir pour dîner dans cette auberge. Un de ces soirs à voir rappliquer le lac et la forêt dans la salle pour saluer quelques habitués si heureux que le menu n’ait pas changé.
Et rien ni personne, hormis l’archange à l’heure d’enrouler le décor, ne peut y changer quelque chose, pas même au menu spécialités au feu de bois.