Je reviens dans cet article sur l'un des sujets que j'aborde plus longuement dans mon livre " Immortalité numérique ". L'une des clés de voûte de la thèse transhumanisme réside dans l'accélération sans précédent du progrès technologique qui conduirait, à courte échéance, à l'émergence d'une singularité technologique : une superintelligence capable de s'améliorer elle-même et qui prendrait en mains l'avenir de l'humanité.
Cette hypothèse repose essentiellement sur une extrapolation de la loi de Moore, pour laquelle, grosso modo, la puissance de calcul de nos ordinateurs doublerait tous les deux ans. En positionnant sur un graphe à échelle logarithmique l'évolution de la puissance des machines depuis l'apparition des premiers calculateurs, on se rend compte que cela ressemble en effet bigrement au début d'une jolie fonction exponentielle. En extrapolant, c'est-à-dire en traçant la suite de la courbe en se basant sur la même progression, on obtient une fonction impressionnante où la puissance d'un ordinateur dépasse celle du cerveau humain vers 2030, puis celle de tous les humains de la planète réunis vers 2045. Aux alentours de 2100, la courbe devient presque verticale avec une puissance qui tend vers l'infini et au-delà, comme dirait Buzz l'éclair.
La conséquence de cette hypothèse pour Ray Kurzweil et les transhumanistes est donc évidente : très rapidement la puissance de calcul sera telle qu'elle permettra à une intelligence artificielle (IA) d'atteindre un niveau d'intelligence sans précédent et d'accéder à la conscience. Ensuite, on ne sait plus trop ce qui se passerait, d'où la métaphore de la singularité qui fait référence à l'horizon des événements d'un trou noir. Cela pourrait-être le début d'un scénario de science-fiction (et cela l'a été avec plus ou moins de succès), mais beaucoup y croient réellement jusqu'à devenir une sorte de prédiction quasi-religieuse qui échappe à toute rationalité.
Dans le monde abstrait des mathématiques, un tel modèle simple (pour ne pas dire simpliste) conduit à cette conclusion surprenante. Toutefois, dans la réalité, une telle extrapolation ne tient pas la route une seule seconde. Elle néglige en effet un si grand nombre de paramètres, que cela en devient fascinant. Ainsi, pour ne citer que les plus évidents, elle ne tient absolument pas compte de l'énergie et des ressources nécessaires. Pourtant, nous prenons conscience à quel point les ressources planétaires sont limités. Elle ne tient pas compte non plus de l'aplatissement constatée depuis plusieurs années de la fameuse loi de Moore. Elle ne tient pas compte encore du fait que la puissance de calcul n'est pas l'intelligence. Elle ne tient pas compte enfin de l'impact sur l'économie et la société, du rejet social qu'elle ne manquerait pas de provoquer, etc. En conclusion l'hypothèse de la singularité technologique est une expérience de pensée intéressante, mais elle ne résiste pas à la complexité de la réalité.
À quoi ressemble alors la courbe de l'accroissement du progrès technologique si ce n'est pas une exponentielle ?
Une première évidence est que le progrès technologique est une courbe croissante. Toutefois, comme pour l'évolution biologique, celle-ci n'est pas non plus linéaire ni constante. Si l'on considère une innovation particulière, sa propagation dans le temps est en général assez bien décrite par une fonction en S de type sigmoïde. À un niveau plus global, l'évolution technologique montre une succession non-linéaire d'accroissements rapides suivis de périodes de stases plus ou moins longues. Le cas particulier de l'IA est assez édifiant sur ce point, avec ses périodes d'intense innovation et ses " hivers " successifs. Cela rappelle évidemment la théorie des équilibres ponctués formulée par l'évolutionniste Stephen Jay Gould. Cela rejoint aussi l'hypothèse que j'ai formulée il y a quelques années déjà à propos de " l'évolution aubord du chaos ".
En outre, comme dans la théorie de Gould, il peut arriver des événements " catastrophiques " qui ralentissent fortement voir " reset " l'évolution, avant de repartir... Or, les dangers qui nous guettent sont non-négligeables : épuisement des ressources planétaires, pollution, réchauffement climatique, pandémie, crise économique majeure, guerre mondiale, etc. Il faut donc espérer que notre intelligence et notre niveau technologique, sans devenir infinis, deviennent suffisants pour les éviter ou sinon, en atténuer les conséquences.