Comme le suggérait un magnifique édito du " Quotidien d'Oran " cité par Benjamin Stora en début de semaine, les désinvoltes ont le luxe de ne pas aller voter dimanche car la ségrégation ne commence jamais par eux. C'est bien d'abord un principe identitaire qui sera affirmé par un vote Le Pen. Avec ses conséquences : nulles pour les blancs et les " Français de souche", dévastatrices pour les minorités (visibles ou pas) qui seront encore plus confrontés aux discriminations, à la relégation, à la xénophobie, ainsi qu'aux diverses expressions du racisme et de l'antisémitisme.
Les désinvoltes ne seront concernés que dans un second temps, lorsque le nouveau régime se sera bien implanté, qu'il aura pris ses marques et que leur tour sera venu. Car nul doute que la dérive autoritaire typique de l'extrême-droite n'entraîne avant peu l'ensemble des structures d'Etat et ne réduise à rien les libertés auxquelles nous tenons tous. Un tel pari, c'est un billet sans retour : l'extrême-droite ne rend jamais le pouvoir auquel elle accède, surtout dans un contexte d'état d'urgence qui autorise toutes les outrances anticonstitutionnelles. Les désinvoltes en seront pour leurs frais. Mais il sera trop tard.
Le vote Le Pen, contrairement à ce que veut laisser entendre la propagande de " dédiabolisation ", n'est pas seulement motivé par les effets conjoncturels d'une colère sociale et la peur du déclassement. Il est d'abord, il est essentiellement, l'expression d'une fureur instinctive à l'encontre de l'étranger, de l'immigré, du différent. Une fureur que la mondialisation attise, parce que l'échelle des proximités est bouleversée, que les identités nationales sont remises en cause et que le monde, parcouru par des flux migratoires de plus en plus importants, est un monde ouvert, nomade : un monde post-identitaire. Dans cette pagaille, qui parle au nom de l'ordre fait l'effet d'un messie, fut-il un imposteur.
Le Pen de 2002 n'était rien de plus qu'un accident électoral, une étourderie républicaine. En revanche Le Pen de 2017 est l'aboutissement d'une stratégie implacable de conquête du pouvoir, qui s'est imposée au fil du temps. Au point de dicter en permanence l'agenda politico-médiatique. Une machine infernale dopée par le quinquennat de Nicolas Sarkozy faisant la promotion d'une France identitaire, enracinée, religieuse, sèchement anti-immigré ; puis par celui d'un François Hollande s'affranchissant avec mépris de la parole donnée. La formule Le Pen, de père en fille, se nourrit autant du tournant réactionnaire de la droite française que des roueries politiques du PS. La crise sociale n'aura été que l'accélérateur de ce désastre.
A la veille du scrutin de tous les dangers, des intellectuels dénoncent, non sans virulence, l'hésitation de certains de nos concitoyens devant l'obligation de procéder une fois encore à un vote de rejet, " pour sauver la république ". Pourtant le piège tendu par le très récurrent argument "faire barrage au FN" n'est pas l'hypothèse du fascisme : il est le fascisme lui-même. Cet absolu déni de démocratie, dans sa violence, n'a rien de virtuel : ça se passe sous nos yeux, et pour la deuxième fois en quinze ans. Donc, oui, d'honnêtes citoyens hésitent et l'on ne saurait leur en vouloir. Cette hésitation, c'est celle du démocrate à qui, une nouvelle fois, on brise les jambes, dans un processus électoral qui ne ressemble plus à rien.
Il faudrait en finir une bonne fois avec cette supercherie qui verrouille la vie politique française depuis près de 20 ans, fait peser une menace surdimensionnée sur notre démocratie et étrangle les oppositions à date fixe : pile au moment des élections. De deux choses l'une : si le FN est bien, comme on le dit, une remise en cause des valeurs républicaines, il doit être interdit sur le champ et ses membres démis de tout mandat. S'il n'est pas interdit, c'est donc en vertu du fait qu'il n'est pas suspect de remise en cause de la démocratie ; et donc on ne peut exiger autoritairement de l'électeur qu'il vote en contre. Reste cette troisième hypothèse : le parti d'extrême-droite remet en cause les valeurs républicaines mais n'est pas interdit car le blocage institutionnel qu'il favorise rend bien des services. Dès lors la question n'est plus " faire ou non le jeu du FN ", mais bien " de qui le FN fait-il le jeu ". Une nation ainsi placée sous l'injonction d'un vote obligatoire n'est rien d'autre qu'une république bananière en train de glisser sur la peau.
A cela s'ajoute que cette année rien ne s'est déroulé comme prévu : l'effondrement des deux forces traditionnelles, à droite comme à gauche, a favorisé l'émergence inattendue d'une nouvelle figure d'hommes politiques, davantage représentative d'une posture post-politique que d'un véritablement renouvellement des idées. Mais en gestionnaire de la mondialisation et de la nouvelle économie, Emmanuel Macron a pour lui de rassurer les marchés. Et quoi qu'il en soit il n'est plus temps de faire la fine bouche.
Le FN aura finalement été cette lancinante psychopathologie républicaine qui a usé nos institutions et compte bien s'en emparer. Il est plus que temps désormais d'en finir avec cette perversion démocratique qui gauchit la nation, viole la citoyenneté et joue avec nos nerfs. Le printemps républicain n'est possible qu'ainsi : débarrassé de lui.
Gérard Larnac.