J'ai ri de l'intérieur.
Un "local". Je me demandais à quoi ça ressemblait un local. Si il m'avait parlé à moi, j'aurais eu un réflexe de mauvaise foi et lui aurait dit: " C'est certain que si on demande à un local, particulièrement si il est vidé de gens, on aura pas de réponse..."
J'ai accepté un contrat de travailleur pour la ville pour quelques semaines. Un contrat payant d'implantation. On livre "du matériel" à toutes les adresses de Terrebonne. Je ne serai pas plus précis afin de ne pas m'exposer à du repérage facile qui pourrait blesser l'un ou l'autre.
On bosse de 7h le matin à 19 heures le soir, 5 jours sur 7. Même que les deux gars avec lesquels je bossais, faisaient du 7 sur 7 puisqu'ils sont de Québec, la région du 418, et qu'ils étaient tous deux avec nous que pour 9 jours (ou moins). Ils voulaient revenir à la maison au plus tôt, donc travaillaient le plus possible.
Équipe Mtl
J'étais la cinquième roue de 2 équipes de 2. Tif et Tondu, étaient de l'équipe de Montréal. Et les deux gars de Québec, Mutt (le boss) et Jeff arrivaient du 418 avec un camion beaucoup plus gros. Alors que j'étais originalement prévu avec l'équipe de Montréal, avec laquelle je m'étais vite lié d'amitié, j'ai finalement atterri dans l'autre équipe. Celle de Mutt & Jeff. Celle de Québec. Parce que leur camion était justement plus grand, et avait une banquette arrière, tandis que le camion des boyz de Mtl n'avait que 2 bancs en avant. Très vite aussi, on est devenu chummey/chummey.Équipe Q-Bec
Mutt est un agressif. Il porte fièrement le t-shirt "intimidateur naturel" et en porte aussi le chapeau. Aussitôt arrivé dans l'entrepôt de Montréal, il n'a cessé de critiquer les manières d'opérer (critiquables, je le concède) haut et fort et a à peu près tout remis en question. Sa manière n'était pas la leur et il tenait à le faire entendre, quitte à dire des choses qu'il n'aurait pas dû dire. Et j'avoue que j'ai apprécié sa manière efficace d'opérer sur le terrain, mais dans les bureaux je comprenais tout le monde qui l'avaient dans le cul.
Dans les rues: efficacité, pas de niaisage allright. On se couchait brûlé en fin de journée, on avait souvent opéré plus de trois fois plus que l'équipe de Tif & Tondu (bien que ce ne fût pas une compétition). J'étais content d'être de l'équipe qui livrait bien et encore plus content qu'eux-mêmes, entrepôt de Montréal et Mutt & Jeff, soient contents de moi.
Reste que j'ai un peu souffert et pas physiquement comme je le pensais.
Chaque matin, je devais subir le discours de l'ignorance, D'abord de la part de Mutt & Jeff sur Montréal et ses maudites rues one way, ses conducteurs fous, ses gens qui se parlent pas, ses races de toute sortes, son trafic... le traditionnel chant de l'habitant qui arrive en ville. PIRE! grâce à son système radio, il insistait pour écouter Dominic Maurais ou Stéphane Dupont...la radio du matin de Q-Bec...
...tabarnak...
Je ne rapporterai pas toutes les stupidités entendues, mais j'avais l'impression d'entendre la radio étudiante de mon école secondaire de 1987. Les animateurs ne semblaient s'intéresser qu'à des sujets glauques, sexuels ou motorisés. J'ai laissé tombé plusieurs soupirs intérieurs, exactement là où Mutt & Jeff éclataient de rire après qu'un propos juvénile eût sévi.
Oh! Je m'entendais très bien avec Mutt & Jeff, ce sont de bons bougres, mais ce sont aussi des boyz comme je ne suis pas du tout et ne serai jamais. De ceux qui s'excitent en voyant une voiture et qui se mettent à parler en lettres comme MX7 ou G55 AMG. Qui bavent en voyant une pépine qu'ils rêveraient de conduire ou un "mag". Qui savent tout de la couette de remorque et qui peuvent se mettre à parler du salon de l'auto pendant des dizaines de minutes, me larguant complètement, niveau conversation. C'est pas avec eux que je parlerai d'Antonioni, mais c'est très bien comme ça. Je ne peux pas prétendre que je ne savais pas dans quoi je m'embarquais. Si on était tous pareil, on s'ennuierait.
Je connais bien le 418 pour y avoir passé 16 ans de ma vie. La plongée dans cette eau de libeurté était tout de même un caillou dans mon soulier. Je souhaite toujours rester en apnée de ce genre de moments.
Vous connaissez l'univers de Bob Bissonnette? Je ne connaissais rien de lui, sinon sa mort, je baignais dans son monde. J'avais aussi ma propre ignorance.
J'étais aussi entre l'arbre et l'écorce. Un matin où le fournisseur avait laissé très peu pour livrer. Une tension s'est créée entre les deux équipes.
Je n'avais rien contre les Tif & Tondu, l'équipe de Montréal. Plus la semaine avançait, plus Mutt & Jeff se moquaient d'eux dans leur dos. Et je freinais leurs élans de médisance. Un matin, Mutt leur volerait le peu de stock à livrer, s'offrirait le meilleur parcours ("parce que je travaille plus vite" (et mieux a-t-il rajouté en privé pour notre attention)) et proposerait à Tif et Tondu de venir travailler avec nous. Ce qu'ils refuseraient promptement, trouvant ridicule que la compagnie ait offert les heures à des gars de Québec. au lieu d'eux. Humiliés.
Les 2 gars de Québec voulaient travailler tout le temps et longtemps pour, au bout du compte, en finir avec les quantités à livrer et retourner voir leur proches à Québec le plus vite possible.
Les 2 gars de Montréal évaluaient leur travail sur ce que l'on avait reçu et voulaient combler leurs journées du plus d'heures possible en ne faisant qu'un seul voyage par jour si le fournisseur offrait si peu à livrer.
Rien à livrer? pas grave! on va étirer notre journée et nos heures disait Montréal.
Rien à livrer? On va bouger mer et monde pour que le fournisseur se grouille le cul et nous amènent du stock nous faisant livrer 1020, là où l'autre équipe livrera 300, disait Québec.
Inconfortable pour moi qui m'entendait bien avec les deux duos. Et qui n'était pas en mode compétition.
Tif et Tondu ont tous deux préféré retraiter à la maison, au lieu de nous aider à 5. trouvant que l'on finirait trop tôt, aussi bien être payé 3 heures pour le déplacement, à rester à la maison que de subir le tempérament de Mutt. (ou de finir franchement trop vite) était leur raisonnement.
Équipe Roxboro
J'étais dans une guerre d'attitudes.
Quand mon duo de Québec a finalement quitté après 9 jours, il restait du travail à faire. Je croyais tomber systématiquement dans l'équipe de Montréal, mais on m'a greffé à un autre duo en raison du même problème d'espace dans la voiture. Un duo de Roxboro. Qui eux, avaient une relation amour/haine, passive/agressive. J'étais assis entre les deux en avant et voyait passer sous mon nez des "va chier salope!" et des "J'irai pas chier, je garde mon cul pour toi chérie" et autre poésie du genre. Mais au moins, avec eux, une nouvelle radio sur l'administration Trump pouvait susciter une discussion.
Le duo de Roxboro s'est trouvé extrêmement fier de livrer autour de 600. Il n'en croyait pas leurs yeux et ne cessaient d'en parler, textant même la chose, le torse bombé à leur sous-boss.
...on livrait entre 750 et 1020 avec l'autre duo...
Je ne leur en ai pas glissé un mot sur la chose quand ils se tapaient dans le dos en fin de journée.
Je suis resté en apnée.
Et je crois savoir à quoi font référence les Français en parlant de "local".