L’exposition dans les comics, ou l’art d’informer sans endormir

Par Cosmos @midnight_peanut

Dans une histoire, il faut à un moment ou à un autre expliquer au lecteur qui sont les personnages et quel est le monde dans lequel ils évoluent : c’est ce qu’on appelle l’exposition.

Son rôle est particulièrement crucial dans les comics de super-héros, où un chapitre #1 peut faire intervenir des personnages qui existent depuis des décennies, mais où un lecteur débutant doit pouvoir saisir rapidement les principales choses à savoir sur eux. Certaines équipes créatives arrivent très bien à intégrer cette contrainte, d’autres beaucoup moins.

Dans cet article, je vous propose d’étudier deux pages issues de deux titres différents : une qui nous assomme d’informations présentées de la façon la plus plate qui soit, l’autre qui les fait passer de façon subtile et variée.

Demonslayer : esthétique, mais manque cruellement de naturel

Page 1 du chapitre #3 de la série Demonslayer, écrite par Alex Xatchett, dessinée par Anastasia Kim, colorisée par Lada Akishina et lettrée par Sviatoslav Kaverin et Sergey Lutovinov.

Demonslayer est une série russe publiée chez Bubble Comics, très jolie mais malheureusement assez ennuyeuse. Cet extrait en est un exemple parfait.

Comme nous l’apprend une page récapitulative en début de chapitre, le personnage masculin s’appelle Pavel et son interlocutrice Yana. Un cauchemar appelé Balor vit cependant dans la tête de cette dernière, et se manifeste sous la forme d’une masse grouillante recouverte d’yeux.

Avant de faire dialoguer les personnages, le chapitre commence par situer l’action en bord de mer, ce qui est un bon point (je ne sais pas si vous êtes déjà tombés sur une histoire où chaque nouvelle scène commence sans qu’on sache où elle se déroule, mais c’est particulièrement désagréable : on est tout le temps perdu).

Ça commence à se gâter avec les motifs d’yeux sur le maillot de bain de Yana. Certes, ils rappellent au lecteur son association avec Balor… sauf que ça n’a pas vraiment de sens pour le personnage de porter un tel vêtement. On touche le fond avec le petit discours qu’elle déclame à Pavel sur l’amulette qu’il tient dans sa main. Dans la vraie vie, qui se plante devant une personne pour lui expliquer ce qu’elle sait déjà ? Personne. L’histoire a visiblement besoin que nous connaissions ces informations et nous les apprend d’une façon on ne peut plus artificielle.

Et ça continue sur le reste de la page, avec Pavel qui poursuit l’explication sur l’amulette, avant de nous rappeler que Yana est la « fille aux portails », sans qu’on comprenne en quoi c’est la suite logique de leur conversation. Cette dernière information est juste là pour le lecteur, mais l’enchaînement avec ce qui précède n’a rien de naturel.

De plus, si on observe les expressions et le langage corporel des personnages, on n’apprend… rien. Pavel fait un truc bizarre avec ses bras tout en haut, mais l’expression des deux personnages sur le reste de la page est neutre. Seule l’amulette a une expression et s’anime, ce qui nous apprend qu’elle est plus qu’un simple objet.

En résumé : les dessins situent l’action, font un rappel à Balor et nous montrent que l’amulette est vivante, mais c’est tout. La majorité des informations que cette page a à nous transmettre est contenue dans des dialogues très peu naturels.

Injustice : une page qui fourmille d’informations, l’air de rien

Page 2 du chapitre #2 d’Injustice 2, scénarisée par Tom Taylor, dessinée par Bruno Redondo, encrée par Juan Albarran, colorisée par Rex Lokus et lettrée par Wes Abbott.

Comme dans l’exemple précédent, la première case situe l’action : on est sur une autre Terre, dans la maison d’Oliver Queen et Dinah Lance, alias Green Arrow et Black Canary, et de leur fils Connor.

Si on passe directement à la dernière case, on se rend compte que Dr Fate nous présente son casque en parlant du pouvoir qu’il contient. Comme dans Demonslayer, cette information est surtout là pour le lecteur (le reste des personnages est certainement au courant) sauf qu’elle est beaucoup mieux amenée.

Si le vieil homme en vient à nous parler de son casque, c’est en effet parce qu’il a le sentiment de ne pas être du tout pris au sérieux par l’ensemble de la famille Lance-Queen. Et c’est exactement le cas. En observant les expressions faciales d’Oliver Queen, on se rend compte que celui-ci regarde l’arrivée de Dr Fate d’un œil légèrement inquiet (en plus d’être un peu agacé d’être interrompu dans sa lecture, sans doute). Mais lorsque ce dernier leur demande de dire à Connor d’arrêter de viser sa tête, Oliver a l’air plus amusé qu’autre chose.

Dinah fait montre de la même nonchalance, voire d’une familiarité certaine, lorsqu’elle met son coude sur l’épaule sur l’épaule de Dr Fate. Cela suggère qu’elle et son mari sont sur la même longueur d’onde. Les dialogues rajoutent une petite touche de fun, mais le gros de l’exposition passe par les dessins. On retirerait les bulles, on comprendrait quand même l’essentiel, ce qui est le signe d’une narration très maîtrisée.

Du côté des couleurs, on remarque qu’Oliver porte un T-shirt vert. C’est tout sauf anodin : le but est de nous rappeler qu’il s’agit de Green Arrow.

Quant au lettrage, il nous apporte aussi quelques informations supplémentaires : lorsque le Dr Fate porte son casque, ses bulles sont entourées d’un liseré doré comme son casque, qui disparaît lorsqu’il l’enlève. Peut-être que sa voix résonne de façon un peu plus mystique lorsqu’il le porte ? Même si on ne peut pas dire exactement ce que cela nous apprend, on sent clairement une différence.
Le « Hmm. Good grouping. » d’Oliver, écrit en plus petit, indique que celui-ci se parle à lui-même. Bien qu’il fasse signe à Connor d’arrêter dans la case suivante, cela renforce l’impression qu’il est plus intéressé par les performances de celui-ci que par ce que raconte Fate.

Enfin, les onomatopées Thnk et la façon dont la troisième et la quatrième case représentent en fait la même scène mais à quelques secondes d’écart nous renseignent sur ce que fait Connor depuis le début de la scène. Avant d’apparaître dans la cinquième case, il enchaînait les tirs sur l’arrière du casque de Fate, même si on ne le voyait pas.

(Notez aussi que le Dr Fate se déplace en suivant grosso modo une diagonale qui commence en haut à droite de la page pour se finir en bas à gauche : le fait qu’il rentre dans la maison et progresse dans la pièce est matérialisé par son déplacement dans la page. Si cette diagonale allait vers la droite, il donnerait l’impression de sortir de la page – en allant vers la gauche, il s’oppose au sens de lecture, ce qui renforce l’impression qu’il rentre quelque part.)

Sans faire particulièrement attention, on a juste le sentiment de lire une rencontre rigolote entre le Dr Fate et la famille Lance-Queen, dans une série plutôt portée action et rebondissements. Et pourtant, en une seule page, l’équipe créative d’Injustice 2 arrive à transmettre énormément d’informations, en plus d’injecter beaucoup de vie à une scène en utilisant absolument tous les outils à leur disposition : dialogues, expressions faciales et langage corporel, couleurs, lettrage et enfin découpage astucieux.
Plutôt pas mal pour une série dérivée d’un jeu vidéo, non ?

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