Alexis Araktcheïev, issu d’une famille pauvre de petite noblesse, nait en 1769 à Novgorod, à 500 km au nord-ouest de Moscou. L’enfant se distingue très tôt par des résultats scolaires excellents et une extraordinaire capacité de travail. Attiré par une carrière militaire, il entre dans les bonnes grâces du tsarévitch Paul, fils unique de la Grande Catherine. Araktcheïev gravit rapidement les échelons : aide-de-camp, lieutenant-général, major d’artillerie… En 1794, il devient gouverneur de la ville de Gatchina, située à proximité de Saint-Pétersbourg.
Seul soutien du tsar fou Paul Ier
Le grand-duc et tsarévitch Alexandre, par Vladimir Borovikovsky en 1800
L’accession au trône de Paul Ier en 1796 est décisive pour la carrière d’Alexis Araktcheïev. Ce rustre aux manières brutales est d’une obéissance sans faille et d’une fidélité constante, qualités qui ravissent l’Empereur. Alexis ne semble nullement incommodé par la folie de ce monarque obsédé par l’ordre et par l’armée, sont la seule passion est le militarisme rigoureux à la prussienne. Araktcheïev devient son loyal serviteur.
Commandant de Saint-Pétersbourg, il possède ses propres appartements dans la résidence impériale du Palais d’Hiver, située en plein cœur de la ville, ainsi qu’un immense domaine à Grouzino, à proximité de sa ville natale de Novgorod. Il est même nommé chef de l’armée impériale.
Tour de force, Araktcheïev réussit à s’attacher à la fois le tsar et son fils aîné, le tsarévitch Alexandre. L’héritier possède comme son père le culte de l’ordre. Il aime la sociabilité franche et directe des soldats. Mais ce jeune homme aux traits fins, surnommé « l’Ange », demeure un être sensible et nerveux. Craignant les sautes d’humeur de son père, il s’attache durablement à Araktcheïev, qui joue le rôle d’un paratonnerre. Le voilà protecteur, conseiller, mentor puis même ami du tsarévitch !
Pourtant, Araktcheïev n’a rien pour séduire le délicat Alexandre… Celui que l’on surnomme le « Singe en uniforme » est un personnage assez sinistre doté « de grandes oreilles, d’une grande tête mal formée et d’un visage au teint cireux et aux joues creuses, d’un front protubérant et de profonds yeux gris ». Peu cultivé, ses goûts sont vulgaires et il ne sait pas se tenir en société.
Mais il semble être l’unique homme incorruptible au milieu de la bande de profiteurs et d’opportunistes qui entourent la famille impériale. Lorsqu’il se met au service de quelqu’un, c’est pour la vie. Sévère, vigilant, intelligent, il rassure !
En 1800, Paul Ier renvoie Araktcheïev sur ses terres après un coup de sang irréfléchi. Il se prive de son unique fidèle… Alexandre lui écrit aussitôt : « Mon ami, je n’ai pas besoin de vous renouveler l’assurance de mon inébranlable amitié (…) Croyez-moi, elle ne changera jamais », ou encore « Pardonne-moi, mon ami, de te déranger, mais je suis jeune, j’ai encore besoin de conseils et j’espère que tu ne te priveras pas de m’en donner… »
Homme de main d’Alexandre Ier
En 1801, des conspirateurs appartenant au plus proche entourage de Paul Ier assassinent ce tsar fou. Son fils Alexandre Ier accède au pouvoir. Toujours retiré dans son domaine de Grouzino, Araktcheïev se lamente de n’avoir pu empêcher la tragédie. Il installe chez lui un portrait du tsar défunt, accompagné d’une inscription en lettres d’or : « Mon cœur est pur et mon esprit sans reproche envers Vous » !
Admiratif devant l’indéfectible loyauté de ce serviteur qui se dit lui-même « dévoué sans flatterie », Alexandre rappelle Araktcheïev en mai 1803. Il lui confie l’inspection générale de l’artillerie, espérant pouvoir un jour triompher des soldats de Napoléon, ce parvenu qu’il considère comme « l’un des pires tyrans de l’histoire ». Araktcheïev se met aussitôt à la tâche et développe un arsenal qui fera superbement face à l’Empereur des français une décennie plus tard.
Le 14 décembre 1807, une ordonnance impériale stipule qu’une signature de la main d’Araktcheïev équivaut à celle du maître. L’année suivante, Alexandre élève son homme de main au poste de ministre de la Guerre. Il est persuadé que seule cette « brute en uniforme », aux rares talents d’organisateurs et à la discipline irréprochable, pourra forger l’armée invincible dont la Russie a besoin. Et en effet, cet administrateur aux idées lumineuses propose souvent des lois intelligentes pour réformer l’organisation militaire. Bourreau de travail, il invente et rédige à la pelle des règlements (bourrés de fautes d’orthographe), et en surveille l’application avec une rigueur maniaque.
Le « terrible épouvantail » devient l’un des hommes les plus puissants du royaume, et le plus proche confident d’Alexandre. Le tsar, instable et idéaliste, a besoin de ce roc qu’il peut manier à l’envie comme un outil de travail. Toutes les affaires passent par Araktcheïev, et il est le seul à être admis dans le cabinet du monarque. A la tête du secrétariat personnel de l’Empereur dès 1812, il n’outrepasse jamais ses fonctions et s’acquitte de ses tâches avec le plus grand sérieux et un dévouement exemplaire. A partir de 1820, Alexandre se désintéresse progressivement des affaires intérieures : il est las de gouverner et se décharge de plus en plus sur Araktcheïev, qui va jusqu’à nommer les ministres aux postes les plus importants du gouvernement. Il reste cependant un exécutant, soulageant le monarque en effectuant à sa place les tâches qui lui répugnent. Jamais il se substitue à Alexandre.
La terreur de l’Empire
Araktcheïev (le tsar mis à part), est honni de tous. Surnommé « le Vampire », il fait planer une ombre d’effroi sur son domaine de Grouzino. La conscience d’Alexandre ne semble pas troublée par les atrocités commises par cet ami imperméable à la douleur humaine.
Maître cruel régnant sur 2 000 serfs il imagine lui-même « une gradation de châtiments » : le fouet pour un premier délit, puis les « bâtons d’Araktcheïev » en cas de récidive : le coupable remonte plusieurs fois une rangée d’hommes armés de bâtons qui le rouent de coups. Alexis instaure un système de carnet de punition propre à chaque serf, dans lesquels il inscrit personnellement des commentaires : « Si elle ne connaît pas ses prières d’ici le Carême, je la ferai rudement fouetter ».
Il trouve son alter-ego en la personne d’Anastasia Minkina, ancienne serve achetée puis affranchie. « Grasse, dotée d’un visage de grenadier percé de deux yeux noirs », elle semble être, outre l’intendante de son domaine, l’amour de sa vie.
La jeune femme partage avec son amant (outre une impressionnante collection d’images pornographiques et de livres libertins !), un goût pour la torture. Minkina terrorise les serfs « avec le zèle sadique de celle qui avait réussi à s’arracher à cette condition ».
Alexis Araktcheïev par George Dawe en 1824 – Musée de l’Ermitage, galerie militaire (Palais d’hiver, Saint-Pétersbourg)
Le tsar visite la propriété de deux amants en 1800 et raconte, émerveillé, à sa sœur Catherine :
C’est un endroit vraiment charmant. Il règne ici un ordre inégalé (…) Je suis convaincu qu’il n’y a pas d’égal dans tout l’empire (…) Les rues du village présentent cet aspect rangé qui me plait tant.
Et pour cause : personne ne bronche. Araktcheïev est aussi craint par ses soldats, qu’il n’hésite pas à battre à la moindre incartade. Pire, il se jette avec férocité sur ses officiers, les gifle ou leur mord le nez ! Ses subordonnées tremblent rien qu’à sa vue. Les élites du pays, mais aussi les artistes, détestant Alexis, ce conservateur qu’ils jugent avoir une mauvaise influence sur Alexandre et qu’ils surnomment « le serpent maudit » ou « le mauvais génie de la Russie ». Le poète Pouchkine abhorre Araktcheïev et n’hésite par à écrire quelques vers incendiaires :
Oppresseur de toutes les Russies
Persécuteur des gouverneurs
Et tuteur du Conseil
Sans esprit, sentiment, sans honneur
Qui est-il ? Fidèle sans flatterie
Le bon petit soldat d’une catin
L’horreur des colonies militaires paysannes
Le tsar Alexandre Ier par François Gérard en 1814 (Musée de l’Ermitage)
Aux alentours de 1815, Alexandre est à l’apogée de son règne et de sa puissance : n’est-il pas le vainqueur de Napoléon, définitivement exilé sur son rocher de Sainte-Hélène ? Le tsar s’attèle alors à un nouveau grand dessein pour la Russie.
Il souhaite constituer des colonies militaires à la discipline extrêmement stricte, dans lesquelles les soldats et leurs familles pourraient vivre en autonomie en cultivant la terre. Les hommes ne seraient ainsi plus séparés de leurs femmes et de leurs enfants en temps de paix. Le fonctionnement est simple. Chaque agriculteur entretient un militaire qui participe aux travaux des champs, et les paysans se métamorphosent en soldats tout en continuant à cultiver leurs terres. Finalité : une armée gigantesque et autosuffisante qui ne ruinerait plus l’État !
Araktcheïev n’approuve pas franchement le projet au départ. Il reste persuadé que les paysans ne sont efficaces que s’ils ont la liberté d’organiser leur temps. Mais le tsar insiste, et la volonté du maître passe avant tout. De nombreux villages sont rasés, au même titre que la barbe des moujiks (paysans russes), pour laisser place à des isbas qui accueillent un tiers des soldats de l’armée russe. Un fonctionnement qui s’étend à plusieurs régions du pays.
« Excellent dans son principe, ce projet se révéla désastreux dans son exécution ». Alexis se met à l’œuvre avec la brutalité qui le caractérise. Tout est codifié, « toute vie intime est abolie dans ce bagne de l’exactitude ». Les moindres gestes de la vie quotidienne sont décrits dans le règlement, et Alexis veille à ce qu’il soit scrupuleusement appliqué. Même uniforme et même discipline pour tous.
Le mariage est obligatoire (sur tirage au sort de la promise !), et les femmes qui n’accouchent pas assez souvent, c’est à dire tous les ans, se voient punies d’une amende. De nombreuses familles sont victimes des pires cruautés. Araktcheïev n’est pas le seul à blâmer : il exécute la volonté du tsar, qui commence déjà cette époque à être considéré comme un despote cruel et borné. Protestations, supplications et désertions n’émeuvent pas Alexandre, ravi de cette expérimentation.
Ce qui devait arriver arriva. En 1819, 28 000 soldats en colère se soulèvent. Une mutinerie brutalement réprimée par Araktcheïev. 2 000 d’entre eux sont arrêtés et 275 condamnés au fameux supplice des bâtons d’Araktcheïev : 160 ne survivent pas à cet exercice. Un témoin rapporte : « On ne voyait plus qu’à leur tête qu’il s’agissait d’hommes et non de viande de boucherie » ! Alexis écrit au tsar suite à cet épisode dramatique : « Il m’a semblé nécessaire de faire preuve d’autorité et de prendre des mesures rapides ». Justification inutile auprès d’Alexandre, puisque l’autocrate approuve la violence de son serviteur et l’absout avec une sérénité choquante :
Je comprends ce que votre âme sensible a dû éprouver, mais j’apprécie la justesse de votre jugement.
Le Vampire terrassé par la douleur
Les idées libérales qu’Alexandre prônait dans sa jeunesse ont depuis longtemps déserté ses préoccupations. La discipline est désormais son souci premier. Les élites tremblent : serait-on revenu à l’époque maudite du tsar Paul Ier ? Alexandre est-il aussi fou que son père défunt ?
Le 6 septembre 1825 à Grouzino, la tortionnaire des serfs et amante d’Araktcheïev, Minkina, roue de coup deux serves avant de les enfermer dans un cachot. C’est le châtiment de trop… Le lendemain, la première s’arme de courage et s’introduit avec son frère dans la chambre de Minkina. Elle savoure sa vengeance et tranche la gorge de sa maîtresse avec une telle sauvagerie qu’elle en est « presque décapitée » !
Dès que la nouvelle lui parvient, Araktcheïev galope jusqu’à son domaine. Fou de douleur, il fait arrêter et torturer de nombreux serfs. Il se lamente auprès du tsar, qui le réconforte : « Nul autre de vos amis ne vous tient en plus sincère affection que moi ». Malgré les supplications d’Alexandre qui l’intime de revenir, Araktcheïev, gagné par la dépression, abandonne les affaires et se terre dans son domaine. Il n’a pas le temps de revenir sur sa décision puisque l’Empereur décède en le Ier décembre 1825. Le pouvoir passe à son frère cadet, qui monte sur le trône sous le nom de Nicolas Ier. Hostile à l’ancien ami d’Alexandre, il ne lui offre aucun poste au sein du nouveau gouvernement. Araktcheïev meurt en 1834 sur ses terres de Grouzino, sans descendance, terrorisant ses serfs jusqu’à son dernier souffle !
Sources
♦ Alexandre Ier : le sphinx du Nord
♦ Alexandre Ier
♦ Les Romanov 1613 – 1918